Introduction
Le Contrat naturel de Michel Serres s’ouvre par une description d’un tableau de Goya, Duel au gourdin (1819-1823). Deux hommes se battent au milieu de sables mouvants. Dans leur acharnement, ils ignorent la boue qui finira par les avaler. S’il y a plus de trente ans, l’ouvrage de Serres a suscité des réactions mitigées, son invitation à considérer la nature comme un sujet de droit et à ne pas oublier « la lise, l’eau, la boue, les roseaux du marécage2 » nous semble aujourd’hui plus que jamais nécessaire. Le dossier « Les histoires écologiques de la photographie » entend prolonger cet appel à renouveler nos façons de saisir le monde. Il décline la notion d’« écologie » dans la pluralité de ses acceptions, de l’écologie en tant que science interdisciplinaire née à la fin du XIXe siècle à l’écologie dans ses versants politiques (l’environnementalisme et les courants écologistes, par exemple) et culturels (l’écologie comme politique de la nature et rapport des sociétés à leur environnement). Il inclut enfin l’écologie comme sensibilité, la photographie ayant à la fois façonné et été façonnée par l’évolution du rapport émotionnel que les sociétés humaines entretiennent avec la «nature». S’ouvrir à cette multiplicité, et plus largement confronter l’histoire de la photographie à l’environnement, nous invite à faire bouger les cadres de pensée habituels. Souvent rappelées pour l’émotion qu’elles ont suscitée, les photographies de la Terre des missions Apollo 8 en 1968 puis Apollo 17 en 1972 signalent un moment important en ce qui concerne la prise de conscience écologique. Comme en témoignent leurs multiples réappropriations, elles ont nourri, non sans paradoxe3, les discours et les sensibilités environnementalistes émergentes et ont incité le grand public à intégrer la fragilité de la vie sur Terre, petite planète suspendue dans l’infinité noire du cosmos. Les images Earthrise (Lever de Terre) et The Blue Marble (La Bille bleue) ont notamment aidé à consolider une vision holiste selon laquelle une communauté de destin relie l’humanité à la planète vivante qui l’abrite4. Si le point de vue cosmique a cédé la place à des perspectives multiscalaires, les images photographiques continuent aujourd’hui de jouer un rôle dans les prises de conscience et les luttes environnementales. Dans la continuité d’un mouvement entamé depuis les années 1960 au moins, des images d’urgence immédiate nous montrent la destruction environnementale de près : mégafeux, banquises qui s’effondrent, ours polaire affamé sur un flot de glace à la dérive, montée des eaux, inondations meurtrières, torrents de boue. Tout en nourrissant des imaginaires prégnants (la catastrophe, le militantisme, etc.), la photographie est surtout mobilisée comme indice, comme preuve (fig. 1).
1. Gideon Mendel, manifestation des membres d’Extinction Rebellion avec des photographies de la série Drowning World, Londres, novembre 2018. © Gideon Mendel
Cependant, au-delà des images iconiques, les liens entre photographie et écologie sont plus complexes et plus anciens, comme en témoignent plusieurs études récentes sur ces questions5. Dans une perspective matérialiste, cette histoire s’inscrit dans un temps long. L’émergence du médium photographique au XIXe siècle coïncide en effet avec l’accélération de l’industrialisation et de l’extraction destructrices, et avec une croissance démographique exponentielle. Dès lors, l’ontologie même de la photographie est concernée : pas de technologie ni d’industrie photographiques sans énergie fossile, ni extraction de minerais. Cette situation nous invite aussi à revisiter certains fondements théoriques, parmi lesquels l’idée du rapport privilégié de l’image photochimique au réel. Dans une perspective matérialiste, ce n’est pas seulement « le réel » qui s’imprime sur la pellicule ou qui s’empile sur le cloud : la pellicule, la carte mémoire, le smartphone et les data centers incarnent littéralement le réel des ressources, des échanges et des processus derrière leur fabrication. Les matières et l’énergie mobilisées en vue de leur production laissent leur empreinte sur les sols, les eaux, les corps6.
La faune et la flore, les formations géologiques, les phénomènes lumineux, climatiques et atmosphériques, les sujets non humains ont été privilégiés en photographie depuis l’invention du médium, dans une perspective naturaliste, documentaire, scientifique ou artistique. Les humains se sont par ailleurs emparés de la photographie non seulement pour domestiquer, aménager et/ou dominer le vivant et la « nature », mais aussi pour s’y inscrire en tant qu’acteurs. À la suite de nombreux auteurs, nous considérons la « nature » comme une notion qui n’est ni intemporelle ni universellement partagée. Certains articles de ce dossier questionnent ainsi le rôle prêté à la photographie pour saisir les relations entre les sociétés et leurs écosystèmes, appréhender la vie sur Terre dans sa globalité et déceler les mécanismes du vivant dans le courant des XIXe et XXe siècles. Comment les pratiques et les images photographiques ont-elles concouru à rendre cette vie intelligible ou sensible ? Quelles formes photographiques, quels usages des images, quelles cultures visuelles ont participé à l’élaboration des grandes théories de la vie et du vivant depuis la fin du XIXe siècle ?
Dans une autre perspective, comment les images photographiques ont-elles été élaborées comme outils d’observation, ressources pour l’intuition, supports pour l’imagination (fig. 2) ? Charles-François Mathis pointe « l’effroi progressif suscité par la perte de sens d’[une] nature toujours plus lointaine, abîmée, désacralisée7 » depuis la fin du XIXe siècle. Il caractérise cet effroi, exacerbé depuis les années 1970, comme un sentiment de culpabilité «d’enfants perdus envers leur Terre-mère qu’ils brutalisent8 », sentiment qui, suite aux multiples désastres écologiques de grande échelle, se dégrade en incertitude et en anxiété. L’amplitude de cette anxiété se mesure aussi par des « contre-images » écologistes, des constructions photographiques d’une nature idéalisée, intacte et résiliente, qui prolifèrent dans la culture populaire depuis la seconde moitié du XXe siècle, et auxquelles on attribue tantôt des pouvoirs apaisants, tantôt des propriétés thérapeutiques9.
2. Albarran Cabrera, L’Indestructible #6, 2013, cyanotype sur feuille d’or. © Albarran Cabrera
Ce dossier interroge aussi la façon dont les photographies ont servi à documenter non seulement des catastrophes écologiques repérables en tant qu’événements ciblés et ponctuels (fig. 3), mais aussi les changements environnementaux profonds, insidieux et moins visibles entraînés par les activités humaines, parfois désignés sous le nom de « violence lente10 ». Chercheurs et artistes pointent en outre aujourd’hui les paradoxes des pratiques représentationnelles, quand les médias utilisés pour alerter sur l’urgence climatique et l’empreinte humaine sur l’environnement planétaire participent de cette crise écologique par leur poids dans la mobilisation de ressources naturelles et la pollution de l’environnement11. Quels sont les impacts sociaux, politiques et environnementaux de ces images, dans leurs ambiguïtés, limites et contradictions ?
3. David Maisel, Désert de désolation, mine de cuivre 1, Chuquicamata, Atacama, Chili, 2018. © David Maisel/Institute, San Francisco

L’écologie comme science

L’écologie comme « science consciente d’elle-même » a été fondée durant les trois dernières décennies du XIXe siècle. Elle naît avec la prise en considération des interactions des êtres vivants entre eux et de leurs rapports avec leur milieu biologique, et de la recherche de règles de portée universelle dans la structure des communautés vivantes observées dans leur environnement12. De la botanique jusqu’aux analyses écosystémiques par l’élaboration de l’hypothèse Gaïa dans les années 197013, l’écologie est progressivement devenue une science du système Terre et de ses interactions, l’objet de réflexions brouillant sans cesse les frontières entre les disciplines des sciences dites « dures » et des sciences humaines. Deux articles de ce dossier examinent la photographie comme pratique, comme dispositif de visualisation et outil d’analyse dans ce processus. De même que la photographie peut conditionner, selon Elizabeth Edwards14, le regard que l’on porte sur l’objet de l’histoire et les questions que l’on pose à son égard, il nous semblait primordial d’examiner comment les pratiques et les gestes associés à la production et à l’interprétation des images ont pu influencer les observations des milieux vivants, et vice versa.
Ainsi, ce dossier s’ouvre avec l’article de Damian Hughes, « Quadrats photographiques. Savoir visuel et méthodologie aux prémices de l’écologie scientifique », adapté de son ouvrage précurseur sur ce sujet15. Historien de la photographie et écologue de terrain, l’auteur étudie la façon dont les pionniers de l’écologie scientifique ont mobilisé la photographie pour développer de nouvelles méthodes de terrain et promouvoir une nouvelle approche de la botanique fondée sur l’étude des associations et des communautés végétales. Dans l’article suivant, « Photographier le climat. Les images des ingénieurs des Eaux et Forêts (1878-1914) : contribution à une histoire visuelle de l’environnement », Frédérique Mocquet étudie la complexité des relations au paysage contenues dans les milliers d’images produites par les Services de restauration de terrains en montagne prises entre les années 1880 et 1960 dans les zones de montagne en France, au prisme des enseignements de l’histoire environnementale et de l’histoire du changement climatique. Ces photographies sont en lien avec le développement des sciences d’observation de la nature et des sciences météorologiques, mais aussi de l’alpinisme. Elles alimentent les récits d’une nature comme altérité radicale et peuvent être comprises dans le contexte plus large de modernisation généralisée d’un État français qui renouvelle son rapport à la nature par une vision capitalistique de ses espaces et de ses ressources.

Matérialité de la photographie

Étudier les liens entre écologie et photographie implique aussi d’élargir les réflexions sur la matérialité du médium, jusque-là souvent envisagée sous l’angle essentiel de la photographie comme objet16, à un questionnement sur ses matières premières, les ressources énergétiques qu’elle mobilise, ou encore les nuisances et les pollutions entraînées par son industrie. Si de nombreux photographes s’intéressent aujourd’hui à des produits et à des procédés anciens, comme le bitume de Judée ou l’anthotypie, par exemple17, les études manquent sur les matériaux utilisés dans la fabrication des supports photographiques, ainsi que sur le travail nécessaire pour les produire. Derrière la célèbre reproductibilité technique de la photographie se profile toutefois l’histoire d’une modernité industrielle hantée par les nuisances, les pollutions et les dangers qui découlent d’une mobilisation technique des ressources et d’une idéologie du progrès. Composés de collagène animal et de toutes sortes d’ingrédients chimiques fabriqués industriellement, plaques sèches, papiers sensibles et pellicules vierges exigent pour leur fabrication l’eau la plus pure, des moyens de séchage rapide, des réfrigérants et des moyens de filtrage de l’air pour éviter les poussières, etc. Alimentée par des conduites d’eau, de gaz, de vapeur ou d’électricité, l’industrie photographique repose, par ailleurs, sur un ensemble de machines dont on oublie la dimension énergivore, ainsi que les risques associés à leur maniement. Ces aspects sont désormais au cœur d’un ensemble de recherches récentes, mettant invariablement l’accent sur les liens entre photographie et ce qu’on appelle le capitalisme fossile18. En effet, le modèle économique de l’industrie photographique se fonde depuis le XIXe siècle sur l’exploitation de combustibles fossiles et la déprédation des ressources naturelles.
Ce chantier de recherche très dynamique est représenté dans ce numéro par un ensemble de quatre textes qui traitent des temps forts de l’histoire de l’industrie photographique, de l’enracinement dans des pratiques prédatrices d’extraction à la fin du XIXe siècle à la montée en puissance des grands conglomérats pétrochimiques des années 1960 et 1970, en passant par les projets de la modernité de l’entre-deux-guerres et la naissance de l’énergie atomique dans les années 1940. Dans l’article « Compositions chimiques. La photographie et le commerce mondial des produits chimiques au tournant du XXe siècle », Katherine Mintie examine l’histoire des « infrastructures chimiques » de la photographie et leurs racines dans le capitalisme extractif de la fin du XIXe siècle, notamment des industries minières dont la photographie est tributaire pour les composants du nitrate d’argent. La répartition géographique des composants indique l’échelle globale des enjeux dès le XIXe siècle : le nitrate de sodium est extrait dans le désert d’Atacama au Chili, alors que l’acide sulfurique provient des régions volcaniques de la Sicile. Cette étude souligne notamment le contexte des violences qui sous-tendent les exploitations dans ces deux régions du monde : des conflits armés pour le contrôle des gisements de nitrate dans l’Atacama, et la dévastation environnementale et humaine entraînée par l’extraction brutale des sulfates en Sicile. Dans les deux pays, les enjeux politiques et économiques s’imbriquent avec une exportation qui profite surtout aux industries britanniques, états-uniennes ou françaises.
L’article de Katerina Korola, «Verre et poussière. L’hygiène photographique à l’ère industrielle », s’intéresse pour sa part à la poussière comme problème photographique. Cet objet au seuil de la visibilité devient un sujet à la fin du XIXe siècle, lorsque des praticiens tels que Franz Stoedtner et Eduard Valenta documentent et classent les particules rejetées dans l’air par les activités industrielles en se saisissant de la microphotographie. Mais comme le rappelle Korola, la pous sière est bien plus qu’un simple problème de représentation. La présence gênante de grains de poussière sur les plaques de verre, ou encore les effets de réfraction causés par des poussières en suspension dans l’air dans les zones urbaines et industrielles, conduisent à la mise en place de normes ri goureuses d’hygiène dans les usines de fabrication, les ateliers photographiques ou les laboratoires de développement.
Dans « Du Cibacrome relativement toxique. Eaux usées de la photographie et production d’images en couleurs », Stephan Graf explore la question des pollutions engendrées par l’industrie photographique en se penchant sur le cas du papier photographique couleur Cibachrome, commercialisé par l’entreprise suisse Ciba dans les années 1960. Dans un contexte marqué par des réglementations environnementales de plus en plus strictes, l’exemple bien documenté du Cibachrome s’avère particulièrement intéressant, témoignant d’un modèle particulier de gestion des pollutions par le biais de valeurs limites.
Enfin, l’article de Kyveli Mavrokordopoulou, « Entrée en matière. Les autoradiographies de Fritz Goro pour Life », traite de la question de la radioactivité et de l’extraction de l’uranium. L’autrice se penche sur un corpus d’images peu connues, appartenant aux archives photographiques de l’un des plus importants photographes scientifiques du magazine Life, le photographe d’origine allemande Fritz Goro. Spécialisé dans la physique nucléaire, Goro immortalise non seule ment de grands événements (comme l’essai atomique Trinity, à Alamogordo au Nouveau-Mexique), mais réalise aussi des autoradiographies à partir d’échantillons minéraux recueillis sur place. Comme l’écrit Mavrokordopoulou, si ces images s’inscrivent dans la lignée d’une série d’expériences photographiques plus anciennes, elles signalent également des liens inattendus entre l’histoire de la photo graphie et celle de l’extraction de l’uranium.
Les problématiques de chacun de ces quatre articles nous renvoient à l’actualité. Le désert d’Atacama est aujourd’hui mis en péril par l’extraction du lithium nécessaire à la transition verte, et notamment à la fabrication des batteries. Les polluants de l’air, en particulier les particules et poussières en suspension, ont toujours des effets significatifs sur la santé et l’environnement. Les data centers nécessaires au stockage des données numériques présentent un problème de surexploitation de l’eau, dont ils consomment d’importantes quantités pour leur refroidissement. Enfin, au moment où l’énergie nucléaire est présentée comme une solution pour décarboniser l’économie, la question des radiations est toujours à l’ordre du jour, sans parler des économies extractives qui soutiennent le commerce de l’uranium.
L’actualité de la perspective matérielle de l’histoire écologique de la photographie va au-delà des domaines de la recherche académique, comme en témoignent l’exposition Mining Photography. The Ecological Footprint of Image Production (Hambourg, 2022 ; Winterthour, 2023-2024) et le catalogue qui l’accompagne (fig. 4). L’exposition adopte une perspective historique du problème de l’empreinte environnementale de la photographie, soulignant l’enchevêtrement du développement de la photographie et de l’industrie des combustibles fossiles. Une présentation des commissaires Boaz Levin et Esther Ruelfs ouvre la rubrique « Collections » de ce numéro.
4. John Cooper, Femme mineure, circa 1860, carte de visite, 8,9 × 5,4 cm. Cambridge, Trinity College Library.

La photographie comme représentation

Plusieurs articles du dossier appréhendent enfin la photo graphie comme représentation, en enquêtant sur la place parfois ambiguë du médium dans l’histoire des prises de conscience environnementalistes et des mouvements de préservation de la nature. Si l’écologie politique s’est considérablement développée dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis et en Europe, parallèlement à l’essor de mouvements pour la défense des communs et la justice écologique partout dans le monde, le souci à l’égard de l’environnement et de sa protection est déjà perceptible aux XVIIIe et XIXe siècles, voire avant19. C’est une histoire de longue durée, même si les prises de conscience raisonnées de la vulnérabilité de la Terre dans son rapport aux êtres humains semblent étroitement liées à l’évolution du savoir global sur l’environnement depuis les années 1860. Quant aux discours environnementaux, ils sont déjà très élaborés au début du XXe siècle20. Quelle a été la place de la photo graphie dans ces prises de conscience et dans l’histoire des luttes contre la pollution et l’épuisement des ressources, au niveau international ? Comment a-t-elle été utilisée pour penser les crises des usages de la nature et des modes de vie des sociétés ? Quelles conceptions politiques et morales ont été associées à ces images ? Quelle est la place de l’esthétique, des sens et des émotions dans ce processus, notamment quand des artistes photographes s’emparent de ces questions (fig. 5) ? Quelles distances ont été induites entre les observateurs et la nature, et quelle place a été réservée à l’humain et à l’autre qu’humain ? Deux articles abordent ces enjeux avec des cas d’étude explorant l’his toire de l’Empire colonial britannique et des États-Unis.
5. Laura Aguilar, Mouvement #58, 1999, tirage argentique, 36 × 47,6 cm. Los Angeles, J. Paul Getty Museum. © Laura Aguilar Trust of 2016
Dans « La cause animale par l’image. Presse illustrée et mouvement conservationniste britannique », Vincent Lavoie revient sur l’histoire du mensuel Animals (1963-1983), qui relie les élites britanniques œuvrant pour la protection animale et environnementale. Son essor est parallèle à la création d’organisations internationales de conservation de la faune, comme le World Wildlife Fund (WWF) et l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), et au développement massif de reportages animaliers, tant pour la télévision que pour la presse périodique illustrée. Il montre combien les images ont joué un rôle de premier plan dans la promotion des mouvements conservationnistes, mais aussi la dimension géopolitique de la mise en scène de la faune sauvage et domestique, dans un contexte postcolonial.
L’article de Bénédicte Ramade, « Can Man Survive? (1969). Exposer un avenir écologique funeste », interroge les partis pris adoptés par les musées pour alerter le public sur la crise environnementale, à travers l’histoire d’une exposition présentée par le musée américain d’Histoire naturelle de New York. Alors que des associations écologistes comme le Sierra Club sensibilisent leurs membres à la protection de la nature à l’aide de photographies emblématiques de paysages préservés, utilisant les ressorts du sublime21, le musée adopte en 1969 une stratégie du choc, inusitée pour cette institution. L’article interroge la portée de cet événement dans le cadre du développement exponentiel d’une nouvelle culture visuelle au tournant des années 1970, un moment charnière dans le monde pour les prises de conscience environnementalistes, avec la naissance de l’écologie politique, le retentissement international de tra vaux scientifiques comme le rapport Meadows, la création de ministères de l’environnement dans différents pays, l’essor des associations et des mouvements environnementalistes au sein des sociétés.
Le croisement entre photographie et écologie per met, par ailleurs, comme le suggère le travail de Roberto Huarcaya, de repenser la pratique photographique elle-même. Le dernier texte du dossier, intitulé « Décoloniser le regard sur la nature », est un entretien réalisé par Teresa Castro et Estelle Sohier avec ce photographe péruvien en marge de son exposition présentée aux rencontres d’Arles à l’été 2023. Les trois œuvres déployées, Amazogrammes (2014-2022), Andinogrammes (2017-2022) et Océanogrammes (2019) marquent un tournant dans sa carrière. En racontant sa démarche, il évoque les limites de l’appareil photographique face au foisonnement du vivant, l’extrême diversité des regards possibles sur l’Amazonie et le rôle de l’image au Pérou et dans notre monde postcolonial. Sa pratique témoigne de ce qu’on pourrait appeler une décolonisation de la photographie elle-même.
Aborder la photographie au prisme de l’écologie nous conduit, enfin, à interroger les pratiques contemporaines de conservation de ses archives, pratiques qui nécessitent d’importantes ressources en énergie. Dans la rubrique « Collections », l’entretien mené par Pau Maynés, restaurateur à Photo Élysée – Musée cantonal pour la photographie à Lausanne, avec Agnès Gall-Ortlik, responsable de l’Atelier de conservation et restauration de photographies de la Ville de Paris, évoque l’engagement de cette dernière pour une transformation écoresponsable des pratiques dans le milieu de la conservation-restauration du patrimoine, une transformation qui n’en est qu’à ses prémices.

Culture visuelle et Anthropocène

Si la question de l’Anthropocène n’est pas abordée frontale ment par les articles réunis dans ce dossier, elle est traitée dans la rubrique « Lectures » à travers le compte rendu du livre de Danièle Méaux, Photographie contemporaine & anthropocène (2022), par Chiara Salari. L’ouvrage propose à la fois une série de références scientifiques incontournables pour aborder ces questions et attire notre attention sur les œuvres d’artistes contemporains qui tentent d’interroger, par l’image et l’élaboration de dispositifs, le changement d’échelle des effets des actions humaines sur le système Terre22 (fig. 6).
6. Anne-Marie Filaire, Terres : Paysages temporaires. Fermeture et couvre-feu à Paris, Villeneuve-sous-Dammartin, 20 mars 2021, impression pigmentaire, 60 × 80 cm. © Anne-Marie Filaire, Paris
Rappelons que les accointances entre la culture visuelle contemporaine et la crise écologique sont au centre de travaux critiques parfois virulents sur nos modes de perception des catastrophes environnementales, ainsi que sur les usages et mésusages de la notion d’Anthropocène. À propos, par exemple, des nombreuses images d’incendies qui envahissent nos écrans, T. J. Demos a rappelé leur « insuffisance », la façon dont elles offrent une « domination rassurante du désastre, mais aussi une incapacité à saisir l’importance de la perte, sa durée et le réveil non spectaculaire de la souffrance »23. Si ces images – comme celle prise par Matthew Abbot le 1er janvier 2020, au moment où des mégafeux touchent l’Australie (fig. 7) – « font partie du problème », comment faire pour les lire « à contre-courant, à l’encontre de leur encadrement conventionnel, à l’encontre de l’incendie – malgré tout »24 ?
7. Matthew Abbot, série Été noir, Lac Conjola, Nouvelle-Galles du Sud, Australie, 1er janvier 2020. © Matthew Abbot, Sydney
Le champ émergeant des humanités environnementales alimente des réflexions sur la dimension culturelle des rapports parfois toxiques de notre société au vivant, y compris en histoire de l’art et en études des cultures visuelles25. Critiquées, les images sont aussi questionnées à nouveau frais, pour tenter de comprendre dans quelle mesure la photographie peut nous aider à (ré)apprendre à voir le vivant, ou à ré-animer la nature, pour citer Estelle Zhong Mengual et Val Plumwood26. Cependant, l’ensemble des articles de ce numéro semble pointer les limites de l’image, démontrant son insuffisance pour écrire des « histoires écologiques » qui, elles, se dessinent en dehors des images elles-mêmes (pollution, politiques de gestion de territoire, exploitation des travailleurs, etc.). Cette constatation fait écho à la pensée de Rebecca Solnit qui affirme que « les questions posées par la photographie sont souvent bien plus profondes que les réponses dont le médium est capable27 ». Nous préférons toutefois une autre alternative, celle de la « lecture critique de ces images » proposée par Demos qui, elle, « contribue à restaurer l’espoir – celui que procurent la recherche, l’interprétation, l’écriture, l’enseignement, l’étude et la construction d’une communauté », les nouvelles entreprises de production de connaissances devant être consacrées à « décoloniser les savoirs, s’opposer au noyau de patriarcat capitaliste-colonialiste qui a mis feu à la planète et construire de nouveaux mondes sur les cendres »28.

Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, Flammarion, 2020, p. 27.

Ibidem.

Neil M. Maher, Apollo in the Age of Aquarius, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2017.

Voir les travaux du géographe Denis Cosgrove, notamment « Contested Global Visions. One-World, Whole-Earth, and the Apollo Space Photographs », Annals of the Association of American Geographers, vol. 84, no</sup>2, juin 1994, pp. 270-294 et Sebastian Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris, Seuil, 2014.

Voir, entre autres, Boaz Levin, Esther Ruelfs et Tulga Beyerle (dir.), Mining Photography. The Ecological Footprint of Image Production, cat. exp. (Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg, 15 juin-31 oct. 2022), Leipzig, Spector Books, 2022 ; Robin Kelsey, « Photography and the Ecological Imagination », in Karl Kusserow et Alan C. Braddock (dir.), Nature’s Nation American Art and the Environment, cat. exp. (Princeton, Princeton University Art Museum, 13 oct. 2018- 6 janv. 2019), New Haven, Yale University Press, 2018, pp. 394-405 ; Siobhan Angus, « Mining the History of Photography », in Kevin Coleman et Daniel James (dir.), Capitalism and the Camera. Essays on Capitalism and Extraction, Londres, Verso, 2021, pp. 55-73.

Sur ce point, voir Nadia Bozak, The Cinematic Footprint. Lights, Camera, Natural Resources, New Brunswick, Rutgers University Press, 2012, ainsi que Teresa Castro, « L’ontologie fossile. Pellicule et impensé environnemental du cinéma(tographe) », in Gaspard Delon, Aymeric Pantet et Charlie Hewinson (dir.), Écocritiques. Cinéma, audiovisuel, arts, Paris, Hermann, coll. « Cahier Textuel », pp. 17-32.

Charles-François Mathis, « La Terre vaine. Mutations du sentiment de la nature », in Jean-Jacques Courtine (dir.), Histoire des émotions 3. De la fin du XIXe</sup> siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2017, p. 256.

Ibid., p. 264.

Voir notamment Brenda Lynn Edgar, « The efficacy of Arcadia. Constructing Emotions of Nature in the Pained Body through Landscape Imagery, c. 1945-Present », in Rob Boddice et Bettina Hitzer (dir.), Feeling Dis-Ease in Modern History. Experiencing Medicine and Illness, Londres, Bloomsbury, 2022, pp. 195-214.

Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2011.

Voir le dossier « Images des conséquences et conséquences des images dans la crise climatique » dirigé par Morgane Hamon, Clément Paradis, Louis Boulet, Taous Dahmani et Célia Honoré, Cahiers de l’ARIP, no2, octobre 2020.

Jean-Paul Deléage, Une Histoire de l’écologie, Paris, Seuil, 1994.

Sébastien Dutreuil, « L’hypothèse Gaïa. Pourquoi s’y intéresser même si l’on pense que la Terre n’est pas un organisme ? », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol. 19, no2, 2012, pp. 229-241.

Elizabeth Edwards, Photographs and the Practice of History. A Short Primer, Londres, Bloomsbury, 2022, p. 23.

Damian Hughes, Picturing Ecology. Photography and the Birth of a New Science, Singapour, Palgrave Macmillan, 2022.

Voir notamment Elizabeth Edwards et Janice Hart (dir.), Photographs Objects Histories.On the Materiality of Images, Londres, Routledge, 2004.

Parmi d’autres exemples, voir les travaux présentés dans l’exposition « Beyond Silver » (janvier-février 2023) à la London Alternative Photography Collective, ainsi que la série d’anthotypes « Images-forêts » de Léa Habourdin.

Voir entre autres, Kevin Coleman et Daniel James (dir.), Capitalism and the Camera. Essays on Capitalism and Extraction, Londres, Verso, 2021, ou encore la monographie de Siobhan Angus, Camera Geologica. Materiality, Resource Extraction, and Photography, Durham, Duke University Press, 2024 (à paraître).

Serge Audier, La Société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017.

Charles-François Mathis, « Mobiliser pour l’environnement en Europe et aux États-Unis. Un état des lieux à l’aube du 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 113, no1, 2012, pp. 15-27.

Sur l’histoire de la « fausse équation » entre belle image et éveil écologiste aux États-Unis, remontant au XIXe siècle mais demeurant une figure culturelle dominante, lire François Brunet, « Photographie et écologie aux États-Unis. L’image à contreemploi », Transatlantica, no1, 2017.

Sur « l’art écologique » de manière plus générale, lire notamment Bénédicte Ramade, Infortunes de l’art écologique américain depuis les années 1960. Proposition d’une réhabilitation critique, thèse de doctorat, Paris 1, 2013 ; Paul Ardenne, Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Lormont/Bruxelles, Le Bord De L’eau, coll. La Muette, 2018 ; Benjamin Arnault, « L’émergence de l’art écologique au sein des institutions françaises », Marges, no33, 2021.

T. J. Demos, « The Agency of Fire. Burning Aesthetics », E-Flux Journal, no98, mars 2019. Sur la critique de la notion d’Anthropocène et de ses modes de visualisation, nous recommandons notamment T. J. Demos, Against the Anthropocene. Visual Culture and Environment Today, Sternberg Press, 2017 ; Jean-Baptiste Fressoz, « L’anthropocène et l’esthétique du sublime », in Hélène Guenin (dir.), Sublime. Les tremblements du monde, cat. exp., Metz, Centre Pompidou-Metz, 2016.

T. J. Demos, « The Agency of Fire », art. cité.

Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere et Wolf Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, notamment « Les sciences humaines et sociales aux prises avec l’environnement », pp. 6-16.

Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, 2021 ; Val Plumwood, Réanimer la Nature, Paris, PUF, 2020. Voir également Andrew Patrizio, The Ecological Eye. Assembling an Ecocritical Art History, Manchester, Manchester University Press, 2018.

Rebecca Solnit, Storming the Gates of Paradise. Landscape for Politics, Berkeley/Los Angeles/ Londres, University of California Press, 2007, p. 136.

T. J. Demos, « The Agency of Fire », art. cité.

Ce numéro explore les multiples façons de penser l’articulation entre photographie et écologie depuis le XIXe siècle. La notion d’écologie y est déclinée dans la pluralité de ses acceptions : en tant que science interdisciplinaire, dans ses versants politiques et culturels, et comme sensibilité. Les huit essais réunis explorent les liens entre photographie et histoire des savoirs sur l’environnement, les matérialités du médium et de ses pratiques, ou encore le rôle des images dans l’histoire des prises de conscience environnementaliste et des mouvements de préservation de la nature. L’intérêt que les artistes contemporains portent à l’environnement est abordé dans un entretien avec le photographe péruvien Roberto Huarcaya sur l’Amazonie. Deux textes portent enfin sur l’émergence de l’écologie dans les pratiques de conservation et de restauration du patrimoine ainsi que des pratiques de curation à travers un dialogue autour de l’exposition Mining Photography.

Teresa Castro est maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle et chercheuse en délégation au Centre Alexandre Koyré (CNRS, EHESS, MNHN). Ses recherches récentes concernent les histoires environnementales de la photographie et du cinéma.
Brenda Lynn Edgar est historienne de l’art et conservatrice en chef au Musée d’ethnographie de Genève. Elle a publié sur les pratiques décoratives de la photographie, les usages de la photographie du paysage en milieu clinique et la culture visuelle des femmes humanitaires au XXe siècle.
Estelle Sohier est professeure associée au département de géographie et environnement de l’Université de Genève, et docteure en histoire. Ses recherches sont consacrées à l’utilisation de la photographie durant la période coloniale. Elle est aussi commissaire d’exposition.

Référence : Teresa Castro, Brenda Lynn Edgar, Estelle Sohier, « Introduction », Transbordeur. Photographie histoire société, no 8, 2024, pp. 6-15.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture