La faune et la flore, les formations géologiques, les phénomènes lumineux, climatiques et atmosphériques, les sujets non humains ont été privilégiés en photographie depuis l’invention du médium, dans une perspective naturaliste, documentaire, scientifique ou artistique. Les humains se sont par ailleurs emparés de la photographie non seulement pour domestiquer, aménager et/ou dominer le vivant et la « nature », mais aussi pour s’y inscrire en tant qu’acteurs. À la suite de nombreux auteurs, nous considérons la « nature » comme une notion qui n’est ni intemporelle ni universellement partagée. Certains articles de ce dossier questionnent ainsi le rôle prêté à la photographie pour saisir les relations entre les sociétés et leurs écosystèmes, appréhender la vie sur Terre dans sa globalité et déceler les mécanismes du vivant dans le courant des XIXe et XXe siècles. Comment les pratiques et les images photographiques ont-elles concouru à rendre cette vie intelligible ou sensible ? Quelles formes photographiques, quels usages des images, quelles cultures visuelles ont participé à l’élaboration des grandes théories de la vie et du vivant depuis la fin du XIXe siècle ?
Dans une autre perspective, comment les images photographiques ont-elles été élaborées comme outils d’observation, ressources pour l’intuition, supports pour l’imagination (fig. 2) ? Charles-François Mathis pointe « l’effroi progressif suscité par la perte de sens d’[une] nature toujours plus lointaine, abîmée, désacralisée7 » depuis la fin du XIXe siècle. Il caractérise cet effroi, exacerbé depuis les années 1970, comme un sentiment de culpabilité «d’enfants perdus envers leur Terre-mère qu’ils brutalisent8 », sentiment qui, suite aux multiples désastres écologiques de grande échelle, se dégrade en incertitude et en anxiété. L’amplitude de cette anxiété se mesure aussi par des « contre-images » écologistes, des constructions photographiques d’une nature idéalisée, intacte et résiliente, qui prolifèrent dans la culture populaire depuis la seconde moitié du XXe siècle, et auxquelles on attribue tantôt des pouvoirs apaisants, tantôt des propriétés thérapeutiques9.
L’écologie comme science
L’écologie comme « science consciente d’elle-même » a été fondée durant les trois dernières décennies du XIXe siècle. Elle naît avec la prise en considération des interactions des êtres vivants entre eux et de leurs rapports avec leur milieu biologique, et de la recherche de règles de portée universelle dans la structure des communautés vivantes observées dans leur environnement12. De la botanique jusqu’aux analyses écosystémiques par l’élaboration de l’hypothèse Gaïa dans les années 197013, l’écologie est progressivement devenue une science du système Terre et de ses interactions, l’objet de réflexions brouillant sans cesse les frontières entre les disciplines des sciences dites « dures » et des sciences humaines. Deux articles de ce dossier examinent la photographie comme pratique, comme dispositif de visualisation et outil d’analyse dans ce processus. De même que la photographie peut conditionner, selon Elizabeth Edwards14, le regard que l’on porte sur l’objet de l’histoire et les questions que l’on pose à son égard, il nous semblait primordial d’examiner comment les pratiques et les gestes associés à la production et à l’interprétation des images ont pu influencer les observations des milieux vivants, et vice versa.Ainsi, ce dossier s’ouvre avec l’article de Damian Hughes, « Quadrats photographiques. Savoir visuel et méthodologie aux prémices de l’écologie scientifique », adapté de son ouvrage précurseur sur ce sujet15. Historien de la photographie et écologue de terrain, l’auteur étudie la façon dont les pionniers de l’écologie scientifique ont mobilisé la photographie pour développer de nouvelles méthodes de terrain et promouvoir une nouvelle approche de la botanique fondée sur l’étude des associations et des communautés végétales. Dans l’article suivant, « Photographier le climat. Les images des ingénieurs des Eaux et Forêts (1878-1914) : contribution à une histoire visuelle de l’environnement », Frédérique Mocquet étudie la complexité des relations au paysage contenues dans les milliers d’images produites par les Services de restauration de terrains en montagne prises entre les années 1880 et 1960 dans les zones de montagne en France, au prisme des enseignements de l’histoire environnementale et de l’histoire du changement climatique. Ces photographies sont en lien avec le développement des sciences d’observation de la nature et des sciences météorologiques, mais aussi de l’alpinisme. Elles alimentent les récits d’une nature comme altérité radicale et peuvent être comprises dans le contexte plus large de modernisation généralisée d’un État français qui renouvelle son rapport à la nature par une vision capitalistique de ses espaces et de ses ressources.
Matérialité de la photographie
Étudier les liens entre écologie et photographie implique aussi d’élargir les réflexions sur la matérialité du médium, jusque-là souvent envisagée sous l’angle essentiel de la photographie comme objet16, à un questionnement sur ses matières premières, les ressources énergétiques qu’elle mobilise, ou encore les nuisances et les pollutions entraînées par son industrie. Si de nombreux photographes s’intéressent aujourd’hui à des produits et à des procédés anciens, comme le bitume de Judée ou l’anthotypie, par exemple17, les études manquent sur les matériaux utilisés dans la fabrication des supports photographiques, ainsi que sur le travail nécessaire pour les produire. Derrière la célèbre reproductibilité technique de la photographie se profile toutefois l’histoire d’une modernité industrielle hantée par les nuisances, les pollutions et les dangers qui découlent d’une mobilisation technique des ressources et d’une idéologie du progrès. Composés de collagène animal et de toutes sortes d’ingrédients chimiques fabriqués industriellement, plaques sèches, papiers sensibles et pellicules vierges exigent pour leur fabrication l’eau la plus pure, des moyens de séchage rapide, des réfrigérants et des moyens de filtrage de l’air pour éviter les poussières, etc. Alimentée par des conduites d’eau, de gaz, de vapeur ou d’électricité, l’industrie photographique repose, par ailleurs, sur un ensemble de machines dont on oublie la dimension énergivore, ainsi que les risques associés à leur maniement. Ces aspects sont désormais au cœur d’un ensemble de recherches récentes, mettant invariablement l’accent sur les liens entre photographie et ce qu’on appelle le capitalisme fossile18. En effet, le modèle économique de l’industrie photographique se fonde depuis le XIXe siècle sur l’exploitation de combustibles fossiles et la déprédation des ressources naturelles.Ce chantier de recherche très dynamique est représenté dans ce numéro par un ensemble de quatre textes qui traitent des temps forts de l’histoire de l’industrie photographique, de l’enracinement dans des pratiques prédatrices d’extraction à la fin du XIXe siècle à la montée en puissance des grands conglomérats pétrochimiques des années 1960 et 1970, en passant par les projets de la modernité de l’entre-deux-guerres et la naissance de l’énergie atomique dans les années 1940. Dans l’article « Compositions chimiques. La photographie et le commerce mondial des produits chimiques au tournant du XXe siècle », Katherine Mintie examine l’histoire des « infrastructures chimiques » de la photographie et leurs racines dans le capitalisme extractif de la fin du XIXe siècle, notamment des industries minières dont la photographie est tributaire pour les composants du nitrate d’argent. La répartition géographique des composants indique l’échelle globale des enjeux dès le XIXe siècle : le nitrate de sodium est extrait dans le désert d’Atacama au Chili, alors que l’acide sulfurique provient des régions volcaniques de la Sicile. Cette étude souligne notamment le contexte des violences qui sous-tendent les exploitations dans ces deux régions du monde : des conflits armés pour le contrôle des gisements de nitrate dans l’Atacama, et la dévastation environnementale et humaine entraînée par l’extraction brutale des sulfates en Sicile. Dans les deux pays, les enjeux politiques et économiques s’imbriquent avec une exportation qui profite surtout aux industries britanniques, états-uniennes ou françaises.
L’article de Katerina Korola, «Verre et poussière. L’hygiène photographique à l’ère industrielle », s’intéresse pour sa part à la poussière comme problème photographique. Cet objet au seuil de la visibilité devient un sujet à la fin du XIXe siècle, lorsque des praticiens tels que Franz Stoedtner et Eduard Valenta documentent et classent les particules rejetées dans l’air par les activités industrielles en se saisissant de la microphotographie. Mais comme le rappelle Korola, la pous sière est bien plus qu’un simple problème de représentation. La présence gênante de grains de poussière sur les plaques de verre, ou encore les effets de réfraction causés par des poussières en suspension dans l’air dans les zones urbaines et industrielles, conduisent à la mise en place de normes ri goureuses d’hygiène dans les usines de fabrication, les ateliers photographiques ou les laboratoires de développement.
Dans « Du Cibacrome relativement toxique. Eaux usées de la photographie et production d’images en couleurs », Stephan Graf explore la question des pollutions engendrées par l’industrie photographique en se penchant sur le cas du papier photographique couleur Cibachrome, commercialisé par l’entreprise suisse Ciba dans les années 1960. Dans un contexte marqué par des réglementations environnementales de plus en plus strictes, l’exemple bien documenté du Cibachrome s’avère particulièrement intéressant, témoignant d’un modèle particulier de gestion des pollutions par le biais de valeurs limites.
Enfin, l’article de Kyveli Mavrokordopoulou, « Entrée en matière. Les autoradiographies de Fritz Goro pour Life », traite de la question de la radioactivité et de l’extraction de l’uranium. L’autrice se penche sur un corpus d’images peu connues, appartenant aux archives photographiques de l’un des plus importants photographes scientifiques du magazine Life, le photographe d’origine allemande Fritz Goro. Spécialisé dans la physique nucléaire, Goro immortalise non seule ment de grands événements (comme l’essai atomique Trinity, à Alamogordo au Nouveau-Mexique), mais réalise aussi des autoradiographies à partir d’échantillons minéraux recueillis sur place. Comme l’écrit Mavrokordopoulou, si ces images s’inscrivent dans la lignée d’une série d’expériences photographiques plus anciennes, elles signalent également des liens inattendus entre l’histoire de la photo graphie et celle de l’extraction de l’uranium.
Les problématiques de chacun de ces quatre articles nous renvoient à l’actualité. Le désert d’Atacama est aujourd’hui mis en péril par l’extraction du lithium nécessaire à la transition verte, et notamment à la fabrication des batteries. Les polluants de l’air, en particulier les particules et poussières en suspension, ont toujours des effets significatifs sur la santé et l’environnement. Les data centers nécessaires au stockage des données numériques présentent un problème de surexploitation de l’eau, dont ils consomment d’importantes quantités pour leur refroidissement. Enfin, au moment où l’énergie nucléaire est présentée comme une solution pour décarboniser l’économie, la question des radiations est toujours à l’ordre du jour, sans parler des économies extractives qui soutiennent le commerce de l’uranium.
L’actualité de la perspective matérielle de l’histoire écologique de la photographie va au-delà des domaines de la recherche académique, comme en témoignent l’exposition Mining Photography. The Ecological Footprint of Image Production (Hambourg, 2022 ; Winterthour, 2023-2024) et le catalogue qui l’accompagne (fig. 4). L’exposition adopte une perspective historique du problème de l’empreinte environnementale de la photographie, soulignant l’enchevêtrement du développement de la photographie et de l’industrie des combustibles fossiles. Une présentation des commissaires Boaz Levin et Esther Ruelfs ouvre la rubrique « Collections » de ce numéro.
La photographie comme représentation
Plusieurs articles du dossier appréhendent enfin la photo graphie comme représentation, en enquêtant sur la place parfois ambiguë du médium dans l’histoire des prises de conscience environnementalistes et des mouvements de préservation de la nature. Si l’écologie politique s’est considérablement développée dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis et en Europe, parallèlement à l’essor de mouvements pour la défense des communs et la justice écologique partout dans le monde, le souci à l’égard de l’environnement et de sa protection est déjà perceptible aux XVIIIe et XIXe siècles, voire avant19. C’est une histoire de longue durée, même si les prises de conscience raisonnées de la vulnérabilité de la Terre dans son rapport aux êtres humains semblent étroitement liées à l’évolution du savoir global sur l’environnement depuis les années 1860. Quant aux discours environnementaux, ils sont déjà très élaborés au début du XXe siècle20. Quelle a été la place de la photo graphie dans ces prises de conscience et dans l’histoire des luttes contre la pollution et l’épuisement des ressources, au niveau international ? Comment a-t-elle été utilisée pour penser les crises des usages de la nature et des modes de vie des sociétés ? Quelles conceptions politiques et morales ont été associées à ces images ? Quelle est la place de l’esthétique, des sens et des émotions dans ce processus, notamment quand des artistes photographes s’emparent de ces questions (fig. 5) ? Quelles distances ont été induites entre les observateurs et la nature, et quelle place a été réservée à l’humain et à l’autre qu’humain ? Deux articles abordent ces enjeux avec des cas d’étude explorant l’his toire de l’Empire colonial britannique et des États-Unis.L’article de Bénédicte Ramade, « Can Man Survive? (1969). Exposer un avenir écologique funeste », interroge les partis pris adoptés par les musées pour alerter le public sur la crise environnementale, à travers l’histoire d’une exposition présentée par le musée américain d’Histoire naturelle de New York. Alors que des associations écologistes comme le Sierra Club sensibilisent leurs membres à la protection de la nature à l’aide de photographies emblématiques de paysages préservés, utilisant les ressorts du sublime21, le musée adopte en 1969 une stratégie du choc, inusitée pour cette institution. L’article interroge la portée de cet événement dans le cadre du développement exponentiel d’une nouvelle culture visuelle au tournant des années 1970, un moment charnière dans le monde pour les prises de conscience environnementalistes, avec la naissance de l’écologie politique, le retentissement international de tra vaux scientifiques comme le rapport Meadows, la création de ministères de l’environnement dans différents pays, l’essor des associations et des mouvements environnementalistes au sein des sociétés.
Le croisement entre photographie et écologie per met, par ailleurs, comme le suggère le travail de Roberto Huarcaya, de repenser la pratique photographique elle-même. Le dernier texte du dossier, intitulé « Décoloniser le regard sur la nature », est un entretien réalisé par Teresa Castro et Estelle Sohier avec ce photographe péruvien en marge de son exposition présentée aux rencontres d’Arles à l’été 2023. Les trois œuvres déployées, Amazogrammes (2014-2022), Andinogrammes (2017-2022) et Océanogrammes (2019) marquent un tournant dans sa carrière. En racontant sa démarche, il évoque les limites de l’appareil photographique face au foisonnement du vivant, l’extrême diversité des regards possibles sur l’Amazonie et le rôle de l’image au Pérou et dans notre monde postcolonial. Sa pratique témoigne de ce qu’on pourrait appeler une décolonisation de la photographie elle-même.
Aborder la photographie au prisme de l’écologie nous conduit, enfin, à interroger les pratiques contemporaines de conservation de ses archives, pratiques qui nécessitent d’importantes ressources en énergie. Dans la rubrique « Collections », l’entretien mené par Pau Maynés, restaurateur à Photo Élysée – Musée cantonal pour la photographie à Lausanne, avec Agnès Gall-Ortlik, responsable de l’Atelier de conservation et restauration de photographies de la Ville de Paris, évoque l’engagement de cette dernière pour une transformation écoresponsable des pratiques dans le milieu de la conservation-restauration du patrimoine, une transformation qui n’en est qu’à ses prémices.
Culture visuelle et Anthropocène
Si la question de l’Anthropocène n’est pas abordée frontale ment par les articles réunis dans ce dossier, elle est traitée dans la rubrique « Lectures » à travers le compte rendu du livre de Danièle Méaux, Photographie contemporaine & anthropocène (2022), par Chiara Salari. L’ouvrage propose à la fois une série de références scientifiques incontournables pour aborder ces questions et attire notre attention sur les œuvres d’artistes contemporains qui tentent d’interroger, par l’image et l’élaboration de dispositifs, le changement d’échelle des effets des actions humaines sur le système Terre22 (fig. 6).
Ce numéro explore les multiples façons de penser l’articulation entre photographie et écologie depuis le XIXe siècle. La notion d’écologie y est déclinée dans la pluralité de ses acceptions : en tant que science interdisciplinaire, dans ses versants politiques et culturels, et comme sensibilité. Les huit essais réunis explorent les liens entre photographie et histoire des savoirs sur l’environnement, les matérialités du médium et de ses pratiques, ou encore le rôle des images dans l’histoire des prises de conscience environnementaliste et des mouvements de préservation de la nature. L’intérêt que les artistes contemporains portent à l’environnement est abordé dans un entretien avec le photographe péruvien Roberto Huarcaya sur l’Amazonie. Deux textes portent enfin sur l’émergence de l’écologie dans les pratiques de conservation et de restauration du patrimoine ainsi que des pratiques de curation à travers un dialogue autour de l’exposition Mining Photography.
Teresa Castro est maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle et chercheuse en délégation au Centre Alexandre Koyré (CNRS, EHESS, MNHN). Ses recherches récentes concernent les histoires environnementales de la photographie et du cinéma.
Brenda Lynn Edgar est historienne de l’art et conservatrice en chef au Musée d’ethnographie de Genève. Elle a publié sur les pratiques décoratives de la photographie, les usages de la photographie du paysage en milieu clinique et la culture visuelle des femmes humanitaires au XXe siècle.
Estelle Sohier est professeure associée au département de géographie et environnement de l’Université de Genève, et docteure en histoire. Ses recherches sont consacrées à l’utilisation de la photographie durant la période coloniale. Elle est aussi commissaire d’exposition.
Mots clés : écologie, histoire des sciences, nature, environnementalisme, Anthropocène, matérialité de la photographie
Référence : Teresa Castro, Brenda Lynn Edgar, Estelle Sohier, « Introduction », Transbordeur. Photographie histoire société, no 8, 2024, pp. 6-15.