Anaïs Mauuarin, À l’épreuve des images. Photographie et ethnologie en France (1930-1950), 2022
Serge Reubi

Cette version remaniée de la thèse de doctorat qu’Anaïs Mauuarin a soutenue en 2018 sous la direction de Michel Poivert dresse un panorama des différents statuts associés à la photographie dans l’ethnologie française entre 1930 et 1960. Elle saisit les rapports ambivalents à l’image de cette discipline en explorant les enjeux soulevés par la création de la photothèque du musée de l’Homme en 1938, puis au cours de ses premières décennies d’activité. Divisé en deux grandes parties correspondant, pour la première, aux années 1926-1940 qui examine les relations générales de la photographie et de l’ethnologie, et, pour la seconde, aux années 1938-1960 qui se plonge dans le fonctionnement de la photothèque, l’ouvrage défend l’idée que la photographie n’est pas seulement un outil parmi d’autres au service de l’ethnologie : elle porte et soutient la popularité de la discipline.
L’intérêt du travail de Mauuarin est que, loin d’appréhender la photothèque uniquement comme une attestation de l’inscription de l’ethnographie dans le paradigme muséal, il prend en considération toute l’épaisseur de ce qui est en jeu dans une photothèque : la volonté des responsables de la photothèque et des ethnographes de répondre aux attentes des scientifiques, bien sûr, mais aussi de ses autres usagers, comme les revues et les éditeurs, capables d’orchestrer la diffusion des photographies ethnographiques, l’idéal de modernité scientifique associé à l’idéal d’objectivité que véhicule la photographie et auxquels souhaitent se conformer les ethnologues, les enjeux d’éducation populaire qui contribuent à la large distribution des tirages, mais surtout l’identification des photographies aériennes comme source potentielle de revenus par les personnels du musée. C’est ainsi que cette enquête se trouve à l’articulation de multiples domaines de recherche. Elle éclaire des dossiers importants pour l’histoire de la photographie (et plus généralement pour l’histoire des images), l’histoire des sciences et en particulier l’histoire de l’économie morale des savants et de la persona des scientifiques, l’histoire économique des sciences, et pour l’histoire des musées et des expositions. De ce programme de recherche, quatre domaines semblent ressortir en particulier : l’histoire économique des sciences, l’histoire de la science publique, l’histoire des artefacts et l’histoire de l’ethnologie.
Il ne fait aucun doute que l’apport central du travail de Mauuarin est à l’histoire économique : sa grande thèse est que la photothèque vise, certes, à prolonger le paradigme de la collecte, hérité de la statistique descriptive du XIXe siècle, mais qu’elle ne se réduit pas à un département au sein d’une institution scientifique. Elle assume rapidement les fonctions d’une agence photographique qui trouve sa place au sein d’un marché des images exotiques en pleine expansion, permet au musée de se doter d’une forme de capital visuel monnayable sur ce marché et s’entoure rapidement de nombreux ethnologues-photographes financièrement intéressés. La dimension économique et financière des pratiques scientifiques, bien que son intérêt ait été identifié depuis des décennies, reste cependant peu étudiée. L’ouvrage de Mauuarin comble ce manque et plonge dans l’histoire économique de l’ethnologie, non pas tant en raison de considérations théoriques, mais parce qu’elle prend ses acteurs au sérieux et écoute ce qu’ils ont à dire. Le livre montre ainsi combien les questions économiques et commerciales éclairent les interrogations épistémologiques. C’est ainsi le cas des passages captivants sur la figure du photographe comme auteur, qui font suite à l’analyse des droits de l’image. En partant de questionnements très matériels (droit d’auteur, copyright,…), l’auteure en vient à réfléchir au statut du photographe et à la persona du photographe-ethnologue, qui semble particulièrement hétérogène. Si pour Marcel Mauss ou Marcel Griaule, il existe un état naturel, qui présuppose un savant passif, d’autres, comme Georges Condominas, suggèrent que la présence de l’ethnologue-photographe a un impact sur le réel ; élargissant la perspective au film ethnographique, Mauuarin signale que le bon ethnographe/photographe/cinéaste est celui qui parvient à créer une relation avec son objet. Une représentation valide doit attester l’affection pour son objet, davantage que sa bonne compréhension, ce qui ouvre des perspectives intéressantes pour l’histoire émotionnelle des savoirs.
L’ouvrage vaut aussi pour son examen de l’histoire de la vie publique des sciences et de ses institutions. Mauuarin montre que les photographies ethnographiques, qui sont en majorité des photographies d’objets conservés dans les collections du musée de l’Homme, permettent de diffuser l’image des beaux objets hors les murs, avec pour objectif d’attirer par ce moyen les visiteurs au musée. Elles servent ainsi son extension qui ne se réduit plus au Trocadéro puis au palais de Chaillot, mais se diffuse dans un espace beaucoup plus large, dans les revues, les magazines ou les journaux. Elles modifient ainsi la temporalité du musée : visibles hors du musée, les objets qu’elles saisissent peuvent être contemplés hors du temps de l’exposition. Elles allongent ainsi l’accès à la consommation publique des collections et des expositions, à un moment où l’on commence à considérer les musées comme des établissements en concurrence. Dans ce contexte où la valeur des musées se mesure soudain au nombre de leurs visiteurs, la visibilité que donne la photographie est particulièrement appréciée. Si l’historiographie a souligné depuis longtemps l’importance des activités liées au public profane (expositions temporaires, catalogues,…) dans ce processus, le développement de la photothèque atteste qu’il nourrit également le développement du musée-laboratoire. D’une certaine manière, il oblige même les ethnologues à adapter leurs pratiques, comme Marcel Griaule qui enjoint ses collègues à agir en photo-reporters. Puisque cela apporte des capitaux économiques (50 % des droits leur reviennent) et symboliques aux ethnologues qui jouent le jeu, c’est toute une préhistoire des public outputs of science qui se donne à lire ici.
La thèse de Mauuarin offre également de s’interroger sur l’ontologie des images et de leurs référents. Plus spécifiquement, elle permet de réfléchir aux différences entre les artefacts ethnographiques et leurs représentations visuelles, en particulier leurs photographies, et ainsi sur les modalités selon lesquelles les uns et les autres saisissent et montrent ce qui doit être vu et montré. De fait, il existe des similitudes évidentes entre photographies et objets : la statistique descriptive, le besoin de faire collection, la collection comme archive et le fait qu’en l’espèce, la photothèque fait partie d’un musée. Les photographies, comme les artefacts, valent comme outils au service des chercheurs, car pleines d’un potentiel. Pour autant, ces différentes catégories de musealia sont-elles identiques ? Mauuarin engage à réfléchir à la spécificité de leurs statuts et de leurs usages, en particulier autour de questions esthétiques. Ainsi, si l’ethnologie, depuis Adolf Bastian, a voulu se distancier des collections de beaux objets, la photothèque du musée de l’Homme semble se concentrer sur ces derniers ou les artefacts à la mode, à un moment où les ethnographes se sont détournés en partie de l’esthétisme.
Le livre de Mauuarin offre enfin une nouvelle lecture de l’histoire de l’ethnologie. Les processus de disciplinarisation et de professionnalisation de l’ethnologie ont depuis longtemps été présentés comme une manière de se distinguer des autres porteurs de savoir légitime, au sein de l’université (géographes, anthropologues, sociologues) ou en dehors (missionnaires, administrateurs coloniaux, …). À l’épreuve des images signale une autre catégorie de concurrents : les explorateurs, qui donnent mieux à comprendre la célèbre ouverture de Tristes tropiques, « je hais les voyages et les explorateurs ». De fait, appréhender l’histoire de l’ethnologie par le prisme des photographies dont elle se sert élargit le champ des porteurs du savoir sur l’ailleurs. Revigorant l’entrée par la distinction entre amateurs et professionnels, Mauuarin montre très finement les porosités importantes entre les mondes des explorateurs et des ethnologues ; elle laisse entendre, sans l’expliciter, qu’une partie de l’intérêt pour la photographie est lié à la présence massive des amateurs qui pensent se donner une scientificité par l’objectivité supposée du cliché.
On pourrait regretter que l’ouvrage de Mauuarin ouvre davantage de nouvelles pistes de recherche qu’il n’apporte de réponses. Mais c’est la vertu des ouvrages qui ont une dimension de programme de recherche à venir. En revanche, cette perspective large dans un ouvrage pourtant volumineux réduit nécessairement parfois la profondeur de l’enquête. Ainsi, en dépit de l’attention portée aux dimensions économiques de la photothèque, Mauuarin chiffre peu les choses. On aimerait connaître les retours sur investissement pour les différents acteurs ou mesurer les possibilités économiques de faire carrière avec la photographie. Similairement, plutôt que lire de longues pages sur le cinéma, on serait intéressé à connaître la spécificité de la photographie face au dessin qui présente, en ethnologie, des vertus importantes pour l’analyse du geste technique ou pour l’intégration des sujets étudiés à la production du savoir. On voudrait s’interroger aussi sur la spécificité de l’ethnologie comme discipline. Le musée de l’Homme est en effet une institution pluridisciplinaire où se croisent ethnologues, préhistoriens et anthropologues physiques et où la photothèque ne se limite sans doute pas à des collections de photographies ethnologiques – ou alors il faudrait savoir en quoi. Enfin, Mauuarin se détourne presque entièrement – et, on le devine, en pleine connaissance de cause – de la question du colonialisme. Il fait figure de grand absent dans cette enquête, alors que la mise en photographie des colonies est si importante dans cet entre-deux-guerres marqué par leur « mise en valeur ». Une simple enquête sur la distribution géographique des photographies aiderait déjà à saisir la dimension coloniale du dossier ; une analyse formelle permettrait de comprendre ce que la photographie dévoile de la rencontre coloniale ; quelques mots sur d’éventuelles demandes de restitution ou de contrôle des usages contemporains permettraient de saisir ce qui est en jeu aujourd’hui.

Référence : Serge Reubi, « Anaïs Mauuarin, À l’épreuve des images. Photographie et ethnologie en France (1930-1950), 2022 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 7, 2023, pp. 200-201.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture