Teresa Castro, Perig Pitrou et Marie Rebecchi (dir.), Puissance du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique, 2020
Estelle Sohier

Les crises climatique et écologique qui affectent nos sociétés inspirent des travaux novateurs sur la façon de penser la «nature» par les sciences humaines et sociales, et de nouvelles attentions au vivant. L’ouvrage collectif Puissance du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique s’inscrit dans ces nouveaux courants de pensée. Informés par l’anthropologie qui invite à dépasser l’idée d’universalité de la distinction entre nature et culture, les auteurs étendent ces questionnements à la compréhension de l’image. Si le cinéma est le seul média mentionné dans l’intitulé, plusieurs articles accordent une place centrale à l’histoire de la photographie. Ce sera l’axe de lecture privilégié pour ce compte rendu.
Issu d’un colloque consacré aux relations entre le vivant, le végétal et le cinéma, cet ouvrage collectif mobilise la philosophie, l’anthropologie, l’histoire, les études visuelles et cinématographiques. Cette interdisciplinarité est prônée pour multiplier les points de vue afin de « réfléchir à la manière dont les images aident les êtres humains à mieux comprendre ce qu’est la vie » (p. 11). Onze études de cas sont déployées pour aborder le rapport des sociétés aux végétaux « à partir des techniques mises en place par les humains pour les mettre en scène et en images, contribuant à rendre plus intelligible la vitalité qui les anime » (p. 8). Du Japon à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, de l’Europe à l’Amérique du Nord, les auteurs analysent tant des cérémonies communautaires que l’histoire de la photographie et du cinéma, ou des œuvres de bio-art, dans une approche diachronique sous-entendant aussi une continuité entre l’art contemporain et les pratiques « traditionnelles ». Le premier article, « La vitalité du regard révélée par la technique », présente le fascinant projet d’anthropologie de la vie de l’anthropologue Perig Pitrou, tout en faisant office d’introduction : il esquisse des pistes comparatistes entre les différents sujets réunis et des problématiques transversales.
La puissance mentionnée dans le titre fait à la fois référence « au pouvoir propre des organismes à croître et à se reproduire, à faire apparaître des formes et des couleurs » (p. 16) et aux potentiels de vie en puissance au cœur des végétaux. L’ouvrage engage une réflexion épistémologique autour de la notion d’« animisme » tombée en désuétude en anthropologie, mais revalorisée il y a peu dans le monde de l’art « comme le symbole désignant de nouvelles manières de penser et de mettre en scène les relations avec les non-humains », une notion « devenue le marqueur d’une nouvelle modernité, consciente des désastres provoqués par la crise écologique et soucieuse d’instaurer un rapport plus harmonieux avec le monde vivant » (p. 25). Si la pertinence de l’usage de cette notion est inégale selon les articles, c’est aussi un moyen remarquable d’approfondir les questionnements autour de la « puissance » ou de la « vie » de l’image, développés notamment par les travaux de W.J.T. Mitchell ou de Horst Bredekamp.
Des expérimentations techniques et visuelles distinctes dans l’espace et le temps ont en effet contribué selon l’ouvrage à révéler la vitalité des végétaux et leur manière d’être animés, ainsi qu’à élaborer de nouvelles théories de la vie. Le recours à la notion d’animisme sert en outre à penser des techniques visuelles comme la photographie et le cinéma, et leur rôle d’interface pour créer des liens entre des êtres vivants, humains et non humains. Nées au sein de l’ontologie naturaliste européenne, orientées par un idéal d’objectivité mécanique, elles ont aussi contribué à porter de nouveaux regards sur le monde végétal en permettant d’aller au-delà de ce que voit l’œil nu et de compenser sa cécité à saisir la variété des vitesses de déplacement des êtres vivants. Dans le deuxième article, « À l’écran, le végétal s’anime. Cinéma, animisme et sentience des plantes », Teresa Castro tisse des liens entre les disciplines, entre le monde de l’image et le monde des plantes, les imaginaires scientifiques et populaires, pour montrer combien le cinéma a aussi permis de percevoir d’autres formes de vie, d’accorder « les temporalités dissonantes des êtres humains et des êtres végétaux », et de réenchanter le monde (p. 43).
Plusieurs axes sont suivis de façon fluide au fil de l’ouvrage, qu’aucun plan ne vient découper. Le premier rassemble des techniques utilisées par différentes sociétés pour mettre en scène des végétaux, notamment les opérations de cadrage organisant « la rencontre entre la lumière et les qualités visuelles du vivant ». Le deuxième est consacré aux multiples déclinaisons des rapports entre images et végétaux qui ont permis de reformuler les théories de la vie. La photographie appartient à cette histoire, comme technique, comme surface d’impression, comme regard porté sur le monde. L’article « La photographie d’origine végétale » de Luce Lebart montre combien le végétal fut certes un motif privilégié dans l’histoire de la photo- graphie, mais aussi la base de ses supports, pigments, liants, et acteurs photosensibles. Les expérimentations décrites, parfois loufoques (photographie au jus de fleur ou au jus de légume, aux pigments forestiers ou aux algues ; photographie sur fruit, feuille, chair de moutons foudroyés, pelouse, fabriquée par des moisissures dégradant les pellicules, ou l’emploi de bactéries pour fabriquer son support) parcourent à la fois les premiers temps du medium, quand les premiers inventeurs de la photographie cherchaient à tirer parti de la photosynthèse ou à utiliser des produits extraits de végétaux comme substances révélatrices, et l’art contemporain. Elles rappellent la fascination à travers l’histoire pour l’action de la lumière et la sensibilité du medium. Le résultat de certaines inventions décrites est toutefois parfois difficile à imaginer en l’absence d’illustration !
L’article de Roberta Agnese, « La photographie des plantes. Un regard technique sur le vivant », est le second article exclusivement consacré à la photographie. Comment représenter la vie dans la multitude de ses manifestations physiques en la figeant dans une forme, par le biais d’une technique d’enregistrement ? L’auteure y répond en rapprochant trois temps de l’histoire de la photographie, pensés comme autant de moments d’investigation des formes du vivant nourris par l’ambiguïté du medium entre art et technique. Elle mobilise non des sources primaires, mais une série de travaux germanophones et anglophones de référence sur des œuvres déjà beaucoup discutées : la première est celle d’Anna Atkins dans les années 1839-1850, qui inaugura avec une série de 400 cyanotypes consacrés à la flore marine une histoire de la photographie comme regard technique sur le vivant. Si le bleu de Prusse des cyanotypes était la couleur parfaite pour laisser à imaginer ces végétaux dans leur environnement aquatique, ces images se sont finalement révélées importantes non pas tant pour la connaissance des algues que pour les progrès de la technique photographique elle-même. Le deuxième moment abordé pour poursuivre cette idée est celui des années 1920-1930, à travers les mouvements de la Nouvelle Objectivité et de la Nouvelle Vision. Il interroge les rapports entre culture, artificialité et nature par le biais de la photographie, ainsi que la continuité entre la technique et les formes de vie: Albert Renger-Patzsch, Ernst Fuhrmann, Karl Blossfeldt ont exploré de façon différenciée et spectaculaire les progrès techniques de la photographie pour construire de nouveaux regards sur le végétal et la nature comme force vitale.
Dans leur lignée, le dernier moment abordé est contemporain, numérique et désenchanté face à la technique, avec la série Herbarium de l’artiste Joan Fontcuberta. Il théorisa à travers ce recueil l’idée de « contre-visions », née de la déception face aux utopies nourries des pratiques d’observation du vivant et de la nature par la technologie. Non utiles, non opérationnelles, ses images étaient conçues comme des pièges visuels invitant à forger de nouveaux outils théoriques pour réarticuler le rapport entre la photographie et le réel.
L’article de Philippe Dubois, « Fleurs de pellicule », mobilise quant à lui parallèlement à des photographies des images graphiques et cinématographiques de toutes les époques, pour interroger les relations entre le motif floral, la forme de l’image et la matière pelliculaire. L’ensemble vise à générer une pensée de l’image en tant que matière comme « une puissance de vie sur une puissance de mort, avec transformation perpétuelle de l’une dans l’autre » (p. 193).
Pour conclure, on peut regretter que la maquette de l’ouvrage n’aide pas à répondre à son ambition de rendre « hommage à la puissance visuelle des végétaux ». Si la taille des illustrations est très réduite, leur nombre est aussi restreint, et les reproductions d’œuvres importantes pour suivre pleinement les propos ne sont pas toujours incluses. L’objectif n’était certes pas de publier un livre d’art, mais l’usage de figures aurait aidé à former ou à transformer les regards ignorants que nous portons sur le végétal. D’autres choix éditoriaux auraient aussi permis de rendre l’appréhension de l’ensemble plus aisée, en articulant de façon plus explicite les textes les uns aux autres, des textes dont la diversité rend parfois la lecture déconcertante. Certains articles se font en effet écho en traitant des mêmes périodes, en particulier l’Allemagne des années 1920, des mêmes artistes ou des mêmes scientifiques, et un index des noms aurait facilité l’appréhension globale du volume. Mais ce livre ambitieux, foisonnant d’idées, de liens inattendus, de références et de ressources, est d’autant plus agréable à lire qu’il est doté d’une indéniable dimension poétique.

Référence : Estelle Sohier, « Teresa Castro, Perig Pitrou et Marie Rebecchi (dir.), Puissance du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique, 2020 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 168-169.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture