Nicole R. Fleetwood, Marking Time. Art in the Age of Mass Incarceration, 2020
Julie de Dardel

Marking Time. Art in the Age of Mass Incarceration est consacré aux pratiques visuelles et créatives dans les prisons contemporaines aux États-Unis. Dans le titre de cet ouvrage, le mot time se réfère à la fois à la période historique marquée par l’incarcération de masse et à la peine (l’expression doing time signifiant « purger une peine ») vécue par chacune des deux millions de personnes incarcérées au sein d’un système pénitentiaire qui cible prioritairement les minorités raciales. Les Africains-Américains, hommes et femmes, représentent en effet 34 % de cette immense population captive et plus de 50 % des personnes condamnées à vie, alors qu’ils et elles ne représentent qu’environ 12 % de la population totale.
Dans cet ouvrage riche et à maints égards bouleversant, Nicole R. Fleetwood, spécialiste des black cultural studies, explore la façon dont les personnes emprisonnées mobilisent leur génie créatif pour survivre à leur peine et comment, par cette production artistique, elles parviennent à marquer notre temps. Leurs œuvres, porteuses d’une «esthétique carcérale» (carceral aesthetics) indissociable de conditions de réalisation d’une brutalité ahurissante, sortent aujourd’hui progressivement de l’invisibilité au sein du monde de l’art contemporain. L’ouvrage s’insère dans le champ des études visuelles, mais il se distingue également comme l’une des contributions critiques du système pénitentiaire états-unien les plus remarquables de ces dernières années dans le champ des prisons and carceral studies.
Cette publication est le fruit d’une décennie d’inlassable travail d’enquête dans les prisons, de sauvetage et d’inventorisation d’œuvres, ainsi que de mise en réseau d’artistes, de familles, d’activistes et de chercheurs. L’auteure rapporte avoir affronté d’immenses difficultés méthodologiques pour réunir ce matériel, liées au fait que ces artistes ne sont que rarement en possession de leurs œuvres. Celles-ci finissent le plus souvent par être censurées, confisquées, détruites, par disparaître, ou encore des tiers se les approprient (notamment les ONG prodiguant les programmes d’art en prison). « L’art des prisons » (prison art) qui parvient à sortir des murs ne représente qu’une partie infime de l’ensemble du travail créatif des personnes détenues, dont Fleetwood met en lumière l’extraordinaire « compulsion pour fabriquer, créer, et produire du sens […] dans des conditions inimaginables1 » (p. 19).
Dès le chapitre 1, centré sur la notion d’esthétique carcérale, sont explorées l’expérience et la production des personnes en détention, ainsi que le travail d’ex-détenus et d’artistes non incarcérés, mais impactés par l’emprisonnement de masse. Leurs pratiques créatives défient les traditions esthétiques qui lient, selon Fleetwood, l’art légitime à « l’homme libre, mobile, blanc et occidental » (p.25). L’esthétique carcérale, elle, se fonde au contraire « sur les mouvements pour les droits des prisonniers, la tradition noire radicale et d’autres mouvements culturels et politiques pour la liberté » (p. 26) ; une esthétique entièrement façonnée par les conditions spatiales, temporelles et matérielles propres à la carcéralité.
La dimension matérielle est la seule sur laquelle les détenus parviennent à préserver une marge de manœuvre dans la production, généralement clandestine, de leur art. Dans des circonstances de pénurie et au prix d’énormes risques, ils et elles détournent des objets de leur usage, innovent dans les techniques, expérimentent la matière, tissent des relations et créent des solidarités entre emprisonnés qui transcendent souvent les barrières raciales, régionales et linguistiques. On retiendra en particulier les travaux emblématiques, de ce point de vue, des artistes Dean Gillipsie, Jesse Krimes et Tameca Cole. La description de ces stratégies de réappropriation évoque l’œuvre fondatrice d’Erving Goffman, Asylums. Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates (1961), qui a permis de décrypter l’underlife des « institutions totales » et les mécanismes universels de subversion des espaces et des objets. Cette référence n’est pourtant, étonnamment, jamais citée dans l’ouvrage.
Dans les chapitres suivants, l’auteure explore différentes facettes de l’art en prison : production clandestine et collectifs d’artistes (chapitre 2), pratiques photographiques (chapitre 3), portraits (chapitre 4), œuvres collaboratives (chapitre 5), production artistique des personnes soumises à l’isolement disciplinaire (chapitre 6), photos studios et liens avec l’extérieur (chapitre 7). Traitée principalement dans les chapitres 3 et 7, la photographie ne représente qu’un pan de la production visuelle abordée, mais elle en constitue un volet particulièrement intéressant sur laquelle je me concentrerai ici.
Le chapitre 3 est consacré à la place de la photographie en prison. Il est d’abord rappelé qu’elle a été, dès son avènement au XIXe siècle, un outil crucial dans le déploiement du pouvoir punitif de l’État et la criminalisation des Africains-Américains, en supportant un régime de visualité destiné à marquer et altériser les hommes et femmes noirs des classes populaires. La puissance du stigmate visuel des photos d’identité judiciaire (mug shots) est longuement analysée en tant que support essentiel dans la formation des imaginaires liés à la criminalité. La production photographique des personnes incarcérées (après leur détention, à quelques rares exceptions près, en raison de l’impossibilité d’accès au matériel photographique en prison), et celle des photographes non incarcérés mais alliés à leur cause, génère une mémoire visuelle de l’incarcération de masse. Ces œuvres défient le régime dominant des représentations façonné depuis un siècle par les mug shots. Des travaux tels que celui de Pete Brook2, celui du collectif de photographes réunis au sein du projet Prison Nation, de Sarah Bennett (sur les détenues après leur libération) ou de Richard Ross et Zora Murff (sur les adolescents en prison) contiennent ainsi une forte dimension politique, par le retournement stratégique du médium photographique contre l’État carcéral et punitif.
Une série de collaborations entre des photographes et des personnes détenues ou des communautés noires directement impactées par l’État carcéral sont richement documentées. Le travail de longue haleine de Keith Calhoun et Chandra McCormick en Louisiane met en lumière la sidérante continuité du système carcéral actuel avec le régime esclavagiste. Ce couple de photographes documente les effets destructeurs du pénitencier d’État Angola sur leur propre communauté, la population noire de la Nouvelle-Orléans. Dans leur projet Postcode Criminals, Dread Scott et Joanne Kushner explorent par un dispositif de photographies en mouvement la terreur quotidienne causée par la pratique du stop-and-frick (contrôles de rue par profilage racial) sur les jeunes hommes noirs. Inauguré par un collectif d’activistes anti-prisons, le projet participatif Requests from Solitary invite des hommes et des femmes condamnés à la torture de l’isolement cellulaire à « commander » une photo de leur choix, au contenu réel ou imaginaire, qui est ensuite produite par un artiste volontaire.
On peut regretter ici que les choix éditoriaux de la prestigieuse Harvard University Press n’aient pas davantage privilégié la reproduction des images de ces travaux. Les illustrations du livre sont en effet relativement peu nombreuses et de taille réduite. Marking Time a pourtant fait l’objet, en 2021, d’une exposition du même nom au MoMA PS1 à New York, représentant en quelque sorte le pendant patrimonial de la recherche. Des images inédites sont également accessibles au public sur le site internet du projet3.
Le septième et dernier chapitre du livre aborde un genre d’images jusqu’ici négligé par la recherche, alors même qu’elles représentent un corpus colossal de millions de photographies vernaculaires : les photos dites « studio » des prisonniers et de leurs familles, lors des parloirs, devant un décor peint prévu à cet effet. Elles sont généralement prises par d’autres détenus dont le travail assigné au sein de l’établissement est celui de photographe. Fleetwood traite en profondeur du sujet par le biais auto-ethnographique, en relatant les visites qu’elle a effectuées au cours de sa vie à ses proches emprisonnés. L’ancrage de l’analyse dans l’expérience de l’auteure, son point de vue situé au cœur de la douleur collective et de la solidarité de la communauté noire, habite le livre de la première à la dernière ligne. Elle ne cesse de revendiquer sa positionnalité en enracinant son propos dans « les pratiques du care et la survie des femmes noires qui [lui] ont servi d’exemple toute [sa] vie » (p.xxii). Elle revendique également une lignée directe avec les pionnières de la pensée abolitionniste (du système carcéral) et du black feminism, comme Angela Davis, Ruth Wilson Gilmore et Mariame Kaba. Marking Time est, de mon point de vue, emblématique d’une double révolution en cours dans les sciences sociales : celle qui consacre la place des voix « subalternes » des femmes et des minorités raciales dans la production savante, et celle qui légitime l’articulation entre les mouvements sociaux contestataires et le monde académique.
D’aucuns déploreront, dans l’ensemble, un centrage excessif sur l’exceptionnalisme du cas des États-Unis et un manque de réflexion explicite sur la portée plus générale, au-delà de ses frontières, de la théorie de l’esthétique carcérale. Prenons-le plutôt comme une invitation à s’emparer de cet outil conceptuel pour appréhender d’autres situations analogues de captivité humaine – notamment celles des camps d’enfermement de migrants sur les routes de l’exil – comme semble le suggérer la phrase conclusive de l’ouvrage: « les travaux de ces artistes et activistes étendent les imaginaires radicaux et les pratiques relationnelles au-delà des structures isolantes de l’emprisonnement, pour concevoir et aider à créer un monde sans mise en cage des êtres humains » (p. 263).

Toutes les citations de l’ouvrage sont mes propres traductions de l’anglais.

Voir le site Internet : ‹ prisonphotography.org/pete-brook ›.

‹ markingtimeart.com ›.

Référence : Julie de Dardel, « Nicole R. Fleetwood, Marking Time. Art in the Age of Mass Incarceration, 2020 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 176-177.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture