Delphine Gleizes et Denis Reynaud, Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), 2017
Estelle Sohier

Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté est le fruit d’un travail considérable et minutieux. L’anthologie rassemble les extraits d’environ 230 écrits publiés entre les XVIIe et XIXe siècles en France, mis en perspective avec une dizaine de textes parus dans d’autres pays. Reposant sur le « principe d’un assemblage singulier », elle propose un dialogue entre des écrits célèbres ou confidentiels, de natures très différentes : scientifiques ou destinés à la vulgarisation scientifique, techniques, littéraires (théâtre, poésie, romans, contes, récits d’anticipation), des correspondances et des mémoires privés, rédigés par des auteurs aussi différents que René Descartes, Jean de la Fontaine, Victor Hugo, Gaston Tissandier ou Jules Verne. Au fil des pages, deux cents « machines » optiques sont présentées, réelles (comme le microscope, la camera obscura, la photographie) ou imaginaires, diffusées massivement ou demeurées au stade de prototype, un « bric-à-brac » dont l’index donne une idée de la poésie : amouradistançophone, lorgnette humaine, vultugraphe, colorofixe de Joshua Electricmann ou téléchromophotophonotétroscope – un mot qui serait devenu l’un des plus longs de la langue française si la machine qu’il désigne avait dépassé le stade de la fiction pour supprimer de manière radicale l’absence et la solitude. À usage individuel ou collectif, ces machines optiques devaient remplir une multitude de fonctions : augmenter la vision humaine, enregistrer des images fixes ou en mouvement, engendrer des spectacles optiques, le tout à des fins éducatives, scientifiques, médicales ou récréatives, mais aussi communiquer à distance sur le globe ou au-delà ; surveiller la sphère intime, la société ou le monde entier ; explorer le monde et l’espace ; visualiser le passé et le futur ; construire une archive intégrale, visuelle et sonore, du monde ; faciliter les relations humaines ; atteindre l’ubiquité.
Des textes introductifs, des paragraphes de transition et un appareil critique développé donnent une cohérence à cet ensemble disparate et mettent en contexte chaque extrait, quelques encarts explicitant en outre le sens et l’histoire de certains termes et le fonctionnement de plusieurs dispositifs. Quatre-vingt-quatre gravures ne montrent pas tant les outils ou les images qu’ils produisent que la façon dont leurs usages ont été décrits, imaginés, fantasmés ou parodiés. Plus que d’établir une histoire des dispositifs optiques, l’objectif de l’ouvrage est de contribuer à une archéologie des pratiques et des représentations, une histoire du « regard instrumenté », de 1606, date de l’invention du télescope, à la fin du XIXe siècle. Cette période a été marquée par la production d’inventions importantes dans le domaine de l’optique et par leur diffusion massive, en particulier aux XVIIIe et XIXe siècles, donnant « l’impression d’une accélération, d’une multiplication soudaine d’appareils et de dispositifs qui modifient radicalement et sans retour la façon dont l’homme avait jusqu’alors perçu et reproduit la réalité » (p. 15). Elle est aussi considérée par les directeurs de l’ouvrage comme une parenthèse historique entre un âge où les instruments de la science étaient rares, et une période où ces instruments « proliférants, sont redevenus étrangers parce que trop chers ou trop complexes » (p. 6). Ces objets ont été retenus avec l’idée qu’ils appartenaient à une culture partagée. On pourrait toutefois nuancer cette idée dans la mesure où la littérature ne relevait pas, avant le XIXe siècle, de la culture populaire. Cette anthologie est en effet aussi une histoire de la littérature, les textes reflétant la poésie du regard porté par les écrivains sur la technique et le visible.
L’ensemble est découpé en six parties thématiques, au fil desquelles la photographie est évoquée en pointillés, de façon directe ou indirecte. La première partie propose une histoire des techniques en évoquant les principales innovations depuis la création du télescope jusqu’à celle des images en mouvement et des rayons X, qui contribuent au renouvellement du rapport à l’image et au réel. Le chapitre « retenir l’image » est consacré à la généalogie de l’idée de conservation des images. Il questionne son historiographie, en revenant sur la légende des précurseurs de la photographie et en interrogeant les récits fondateurs souvent cités, comme les travaux de l’érudit allemand Georg Fabricius au XVIe siècle, ou le texte de Gaston Tissandier, Les Merveilles de la photographie (1874). Ce chapitre comporte, pêle-mêle, les extraits d’une fable tirée des Œuvres de Fénelon décrivant un pays dans lequel les images du monde se fixent dans l’eau (p. 71), les descriptions des toiles animées qui « retiennent les simulacres » du pays de Giphantie décrites par Tiphaigne (p. 72), et un texte de Nicéphore Niépce sur le principe de la découverte qu’il nomme alors héliographie (1829) (p. 73). La photographie comme métaphore explicative et auxiliaire est aussi évoquée à travers l’optogramme, le dernier regard recherché sur la rétine des personnes décédées qui fit couler beaucoup d’encre à la fin du XIXe siècle, des revues médicales à Jules Verne.
La deuxième partie est consacrée aux usages spectaculaires de l’optique, à la campagne, sur les grands boulevards parisiens ou dans les expositions universelles, et à une sociologie des spectacles. La sélection de textes interroge les usages pédagogiques, politiques et sociaux de dispositifs comme les ombres chinoises, la camera obscura, le microscope. Les textes sur la « lanterne magique historique » ludique de la comtesse de Genlis, ou le « joujou littéraire et portatif » qui projette les lettres de l’alphabet rendent compte des tâtonnements pour intégrer l’image et la projection aux nouveaux outils d’éducation. Dans un autre registre, des histoires de mœurs illustrent le rôle sensuel joué par certains spectacles qui autorisaient à la fois un rapprochement des corps et une suspension ponctuelle de l’attention collective.
La troisième partie, « Machines à dérégler les sens : charlatans et philosophes », s’attelle à l’histoire des croyances. Elle interroge les interprétations multiples et divergentes des dispositifs optiques, les frontières poreuses entre sciences et croyances étant redessinées à chaque invention technique, notamment lors de l’essor de la photographie spirite, et plus généralement des photographies de l’invisible, des psychicônes du docteur Baraduc aux rayons X. La partie suivante, « Visions augmentées », est destinée à alimenter les débats portant sur les effets sociaux et politiques des techniques optiques, qu’ils soient réels ou imaginaires. Elle questionne la façon dont les auteurs ont conçu ou fantasmé les potentialités de leurs applications, comme la possibilité de cerner l’avenir et le passé individuels et collectifs, de deviner les pensées ou les effluves humaines, d’offrir le don d’ubiquité ou de communiquer à distance. L’essor de la photographie spirite, puis des rayons X, a ouvert une nouvelle ère dans l’exploration du monde sensible en offrant la possibilité d’observer à travers l’opacité de la matière. Certains textes illustrent ainsi le rêve d’une radiographie générale de la société, répondant à un désir d’ordre, de contrôle et de gestion du corps social par les machines, dont l’acmé fut l’invention du panoptique. Ils questionnent aussi les modèles d’organisation du pouvoir politique derrière les nouveaux modes d’accès à l’information, notamment le rêve de centralisation des informations tirées de l’observation visuelle, ou les fantasmes d’un accès universel aux sources du savoir pour capter la rumeur du monde dès le XVIIIe siècle. L’ouvrage relaye les critiques du système de contrôle et de marchandisation généralisée diffusées par exemple sous forme de parodies, telle l’invention d’un système d’affichage céleste imaginée par Auguste de Villiers de L’Isle-Adam pour valoriser économiquement le ciel et transformer les astres en supports publicitaires…
Consacrée au « spectacle de l’histoire », la cinquième partie rappelle le rôle joué par les dispositifs optiques inventés au XIXe siècle dans le renouvellement de l’écriture de l’histoire, des spectacles collectifs cathartiques aux instruments d’investigation, de preuve et d’enseignement. Si le paradigme photographique a été concomitant du développement d’une approche critique des sources, des extraits du XVIIIe siècle montrent que l’utopie du retour aux sources pour appréhender le passé n’est pas apparue avec la photographie.
La dernière partie, très courte, est consacrée à la psychologie. Les extraits sélectionnés illustrent le champ de métaphores très riche établissant une corrélation entre optique et vie de l’esprit depuis le XVIIe siècle : instrument de connaissance, l’optique est aussi utilisée comme modèle pour saisir les mécanismes de la pensée, le jugement et ses déformations, la mémoire, les rêves. La camera obscura, la lanterne magique et le kaléidoscope se prêtent aux métaphores, mais aussi les nouvelles technologies de l’image au XIXe siècle, notamment la photographie utilisée pour décrire l’examen de conscience (Ernest Renan) ou comprendre le fonctionnement de la mémoire.
Si l’ouvrage suit une approche diachronique, traitant de périodes appartenant au passé, les extraits choisis font écho à la technologie contemporaine. Comment ne pas penser, en lisant les ambitions du diaphote décrit dans Le Figaro en 1880, aux usages du smartphone ? En tissant plus ou moins explicitement des liens anachroniques, les directeurs de la publication offrent une autre façon d’envisager la culture visuelle contemporaine, ses instruments, ses objectifs, ses applications et ses achèvements technologiques, invitant le lecteur « à distinguer ce que ces formes archaïques peuvent avoir à dire de notre modernité et à chercher dans ces pratiques anciennes des modes d’intelligibilité du présent » (p. 11). L’enchaînement de textes aux statuts hétérogènes et la juxtaposition parfois abrupte d’époques différentes peuvent rendre la lecture de l’ouvrage ardue, d’autant que sa structure multiplie les effets d’échos entre les parties. Si certains passages se lisent davantage comme des curiosités littéraires que comme des moyens d’approfondir des connaissances sur la culture visuelle d’une époque donnée, la richesse des notes de bas de page et la précision du système de référence offrent toutefois une mine d’informations. Nous recommandons donc vivement cet ouvrage parfois truculent à tous les lecteurs intéressés par les questions de culture visuelle. En proposant un aperçu des sources francophones disponibles, cette anthologie a l’avantage d’offrir une liberté d’interprétation de ces phénomènes en montrant leur richesse et leur complexité, ainsi que le lien entre ces dispositifs optiques et tous les domaines de la vie et du vivant. Il permet aussi d’écrire une autre histoire et d’autres généalogies de la photographie.</div></div>

Référence : Estelle Sohier, « Delphine Gleizes et Denis Reynaud, Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), 2017 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 3, 2019, pp. 206-207.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture