Vincent Lavoie, L’Affaire Capa. Le procès d’une icône, 2017
Audrey Leblanc

Quelle authenticité accorder à l’une des photographies les plus célèbres du photojournalisme, celle du soldat républicain espagnol frappé de plein fouet par une balle prise par Robert Capa le 5 septembre 1936 et connue sous le nom de Mort d’un milicien ? L’Affaire Capa. Le procès d’une icône revient sur cette polémique à la façon d’une instruction judiciaire, non pour en proposer un ultime verdict mais pour observer les régimes de vérité convoqués dans les plaidoiries de l’une ou l’autre des parties de la controverse qui, toutes, « puisent dans un ensemble commun de valeurs photojournalistiques : authenticité de l’image, intégrité du photographe et véracité de la scène » (p. 8). Les différents procédés d’authentification identifiés forment ainsi les trois chapitres du livre de Vincent Lavoie. À « la parole des témoins » contemporains du photographe (chap. 1) succède la « réplique documentaire » via des « documents écrits et visuels exhumés des archives » (chap. 2), pour finir au troisième chapitre avec les récentes « expertises médico-légales de l’image assimilée à une scène de crime ».
En 1975, Phillip Knightley, dans son livre The First Casuality. From the Crimea to Vietnam. The War Correspondant as Hero, Propagandist and Myth Maker, ouvre les hostilités, fort du témoignage de O’Dowd Gallagher notamment. Dix ans plus tard, en 1985, Richard Whelan, biographe de Capa puis conservateur du Robert and Cornell Capa Archive à l’International Center of Photography (ICP) de New York, répond à ces soupçons. Dans les années 2000, à l’approche de l’importante exposition This Is War! Robert Capa at Work présentée à l’ICP, il défend de façon beaucoup plus virulente encore l’authenticité de cette image en s’appuyant sur des éléments photographiques et textuels. Planches-contact, autres photographies (du même lieu, des mêmes protagonistes…) s’offrent alors comme autant de contrepoints pour mettre en perspective l’image. Cette « réplique documentaire », réactivée lors de l’annonce de la découverte de la célèbre « valise mexicaine » en 2007, puis de l’exposition de son contenu en 2011, a autant à voir avec la mobilisation comme preuves de documents très divers, y compris visuels, qu’avec la réaffirmation de la valeur documentaire de la photographie de presse elle-même. Car selon Lavoie, c’est bien « le procès de la vérité en image qu’il s’agit de retracer à partir du Falling Soldier [Mort d’un milicien], catalyseur des vertus cardinales du photojournalisme » (p. 8).
En travaillant ainsi sur les « fondements moraux de la profession » tels qu’ils sont mobilisés dans la polémique, l’historien de l’art et de la photographie inscrit cet ouvrage dans la logique de ses précédents travaux dont il reprend les partis pris principaux : réfléchir à une histoire morale du photojournalisme au prisme de ses exceptions – les icônes –, en auscultant les récits qui les entourent1. Il conclut son essai sur la notion centrale de cette controverse : l’authenticité, entendue doublement comme autorité créatrice et comme autorité d’attestation. Au sens philosophique en effet, l’authenticité « soutient le principe d’une singularité subjective reposant sur des impératifs de transparence et de sincérité envers soi-même » (p. 173) : elle justifie une histoire de la photographie de presse pensée – selon le modèle de l’histoire de l’art – autour de la figure de l’auteur. Dans ce cadre, Capa, consacré en 1938 « plus grand photographe de guerre au monde » par le Picture Post, aurait « précipité la transposition dans la presse illustrée d’un ethos d’auteur » (p. 175). Selon une seconde acception d’ordre juridique, l’authenticité désigne « l’auteur responsable » et a « partie liée avec l’autorité de celui ou de celle qui dispose du pouvoir de procéder à des actes d’authentification […]. La reconnaissance de l’authenticité est en ce sens tributaire d’une autorité dévolue par une institution, une tradition ou un droit » (p. 176). Elle renvoie alors aux revendications d’une profession qui s’intronise comme détentrice d’un pouvoir et d’une autorité, que régulent des codes de déontologie. Or comme Vincent Lavoie l’a montré (2010), les instances professionnelles de structuration et de promotion du photojournalisme font de la question éthique le socle de leur définition professionnelle, tout en étant les prescripteurs de leurs propres normes.
Dès lors, c’est la notion même d’authenticité comme point de départ à l’analyse que l’on pourrait interroger, en s’affranchissant de cette prescription professionnelle aussi. Vincent Lavoie concède souvent des éléments au système médiatique examiné au-delà du couple photographephotographie (qui se rejoue dans le transfert de la sincérité de l’un à l’authenticité de l’autre, souvent brandie dans la polémique). Il termine son livre en consacrant une conclusion conséquente à une nouvelle controverse impliquant d’autres images célèbres de Capa : les Magnificent Eleven, prises à Omaha Beach lors du débarquement du 6 juin 1944. Mort d’un milicien, Magnificent Eleven : ces désignations sont en elles-mêmes symptomatiques de l’importance – ou de la valeur – accordée à ces images par le milieu du photojournalisme. Or, ce second « ensemble de photographies hissées au rang de parangon du photojournalisme de guerre » est porté lui aussi par un « récit ‹officiel› » et un « discours canonique » quant à sa genèse (p. 149), récemment mis en doute par une série de contributions réunies par le critique états-unien A.D. Coleman2. Vincent Lavoie instruit cette autre polémique selon le canevas judiciaire qu’il s’est choisi pour mettre en évidence le recours aux mêmes régimes de vérité dans ces débats, en une homologie qui confirme l’efficience de cette approche. Il tient serré le fil rouge de sa démonstration, non sans contorsions parfois, contraint par le cadre qu’il s’est donné en faisant le choix de situer son analyse à l’intérieur même des discours rhétoriques.
Dans une telle synthèse, Capa, parangon de l’histoire officielle du photojournalisme, se voit renvoyé à un statut de colosse aux pieds d’argile, l’ensemble de l’édifice de cette histoire étant fragilisé jusqu’à sa base morale, ses valeurs cardinales et son rapport à l’authenticité. L’historien de la photographie reste prudent quant à l’usage du terme « archive » dans ces polémiques, auquel il préfère, par exemple, l’expression de « traces matérielles du reportage » (p. 163). De fait, en 2014, pour célébrer le cinquantenaire du débarquement, Time a diffusé dans une vidéo une « archive » qui s’est avérée être une reconstitution illustrative. « L’apposition de cette note [‹ illustration ›] est certes une victoire pour Coleman, mais audelà de celle-ci, elle prive les images incriminées de toute substance véritative et les relègue dans la sphère des représentations subalternes ou utilitaires, comme la photographie alimentaire ou publicitaire. Car la mention ‹ illustration ›, si l’on se reporte aux codes de déontologie régissant les pratiques photojournalistiques, est réservée aux photographies dépourvues de teneur journalistique » (p. 172). Reconstituer une « archive » pour la mettre au service du « récit officiel » conteste les hiérarchies proposées par la profession. Dans le contexte médiatique, l’authenticité de l’image de presse permet avant tout de défendre un statut professionnel construit autour de ce repère. La « valeur » de ces images ne se pose plus dès lors en termes moraux (auxquels renvoient invariablement les questions de fake, manipulation, etc.) mais en termes médiatiques : quelle valeur médiatique la notion d’authenticité apporte-t-elle à ces images ? « L’affaire Capa » ne renvoie donc pas à une polémique singulière tant la dimension symbolique que revêt ce cas est exemplaire des contradictions qui traversent une première vague historiographique du photojournalisme, encore dominée par les discours professionnels, à la fois juge et partie. Passer des contradictions à l’instruction des contradicteurs sonne dès lors comme un appel à la possibilité d’autres récits critiques sur les images du photojournalisme, leurs usages médiatiques et leur place dans l’histoire culturelle.

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Référence : Audrey Leblanc, « Vincent Lavoie, L’Affaire Capa. Le procès d’une icône, 2017 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 2, 2018, pp. 230-231.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture