Steffen Siegel (dir.), Neues Licht. Daguerre, Talbot und die Veröffentlichung der Fotografie im Jahr 1839, 2014
Estelle Blaschke

1839 n’est pas l’année de l’invention de la photographie : la photographie n’a pas été inventée cette année-là et, comme nous le savons, une photographie unique n’a jamais existé, elle a toujours désigné une multiplicité de procédés et d’expériences photographiques en concurrence les uns avec les autres. 1839 est cependant l’année où la daguerréotypie fut présentée pour la première fois publiquement, et par là même officiellement, à l’Académie des sciences de Paris. Aussitôt, William Henry Fox Talbot contesta cette datation de la « naissance » de la photographie. Quelques années auparavant, il avait obtenu de premiers succès avec le calotype, ce qui l’amena à en revendiquer l’invention. La présence de Nicéphore Niépce, de Thomas Wedgwood et d’Humphry Davy dans l’histoire des débuts de la photographie rendait la datation d’autant plus arbitraire. Déterminer qui avait inventé quoi et quand devint une question de plus en plus floue et c’est peut-être pourquoi cette interrogation se transforma en obsession pour les historiens. L’historiographie de la photographie révèle un phénomène qui semble valable pour la plupart des innovations culturelles : la datation des inventions et la détermination univoque de leurs auteurs servent en général à des fins de simplification, d’affirmation et de vulgarisation. Elles inscrivent les événements dans une histoire de la culture et des technologies. Elles contribuent à les légitimer et présentent des enjeux nationaux, culturels et économiques.
La volonté de se tourner à nouveau vers l’année 1839 dans l’anthologie Neues Licht (Nouvelle Lumière), en dépit de la complexité et de la profusion des approches existantes, procède de la thèse avancée par le directeur de l’ouvrage, Steffen Siegel, selon lequel il a fallu attendre la médiatisation de l’invention pour voir s’opérer le tournant décisif permettant l’émergence d’une norme du discours sur la photographie. Dès lors, les désignations techniques spécifiques commencèrent peu à peu à disparaître derrière une notion dont tout le monde savait ce qu’elle recouvrait. Des représentations et un vocabulaire définis s’établirent, propageant l’idée du médium comme « ce qui se représente par soi-même» et influençant jusqu’à aujourd’hui les histoires de la photographie.
Afin d’étudier les multiples métaphores, comparaisons et arguments ayant accompagné ou même rendu possible le développement de la photographie, cette anthologie, parue à l’occasion du 175e anniversaire supposé de celle-ci, rassemble 132 documents. Les textes sont en partie inédits, au moins en langue allemande. Tous ont été rédigés entre 1838 et 1840 et ont circulé dans un cadre plus ou moins large : lettres et échos personnels échangés parmi les protagonistes et les premiers témoins, permettant d’entrevoir les réseaux de scientifiques et de mécènes ainsi que l’entrecroisement des intérêts les plus divers, extraits des pages culturelles de journaux européens et américains, traités scientifiques et commentaires critiques, mais aussi plaidoyers politiques. En se concentrant sur la densité et la pluralité des voix et des intérêts en présence tout juste avant et après 1839, l’éditeur s’inscrit en faux contre les tendances à la monocausalité de l’historiographie de la photographie. Dès 1969, Siegfried Kracauer s’était opposé à ces approches trop strictes en critiquant la réduction à une historiographie linéaire, à laquelle il opposait la métaphore du cours d’eau. S’inspirant de la notion de cataracte, qui désigne en hydrologie une cascade ou des rapides, Kracauer renvoyait aux « anses et [aux] vides » (Lager und Lücken) du cours d’une rivière. C’est précisément dans les méandres et les embâcles d’un fleuve que naissent les zones fertiles où se déposent les sédiments, dont l’étude se révèle féconde pour l’histoire.
Dans les excellentes traductions du français et de l’anglais proposées par Stefan Barmann, Neues Licht constitue l’une de ces « zones fertiles ». Le livre est une mine de descriptions, d’interprétations et de conjectures sur les fonctions et l’avenir de la photographie dans la perspective des contemporains. Outre l’abondance de la matière et la variété des textes sélectionnés, la qualité première de l’ouvrage est que Siegel parvient à orchestrer la diversité des voix, voire à les harmoniser. Chacun des dix chapitres est précédé d’une introduction sous forme d’essai qui présente de façon vivante les événements historiques comme s’ils venaient de se produire. Nous avons là, par exemple, Talbot et son épouse en état de grossesse avancée lisant les journaux à la table du petit déjeuner et tombant par hasard sur un avis de la Literary Gazette consacré à la daguerréotypie, ou la rencontre présumée de Daguerre avec Alexander Von Humboldt et Jean-Baptiste Biot, ou encore les « chasseurs de clichés », mais aussi l’enthousiasme éprouvé par Kurt Tucholsky pour la « lumière ancienne » en contemplant l’une des premières photographies d’Hippolyte Bayard exposée au Salon international de la photographie de Paris en 1927. Les diverses sources sont enrichies au besoin d’explications concises, sortes d’aides à la traduction en direction de notre présent. Dans la succession variée des chapitres sont abordés des sujets comme « Premiers verdicts », « Satires » ou « Avenir de la photographie », tout comme le rôle des institutions ou celui des gros plans conçus par Daguerre, Talbot et Alfred Donné. Moins célèbre que les deux autres, ce dernier était médecin, mais aussi correspondant scientifique, et il fut l’un des premiers à envisager l’emploi du nouveau médium dans la recherche scientifique, non sans signaler les divers défauts de la daguerréotypie.
L’insistance sur le langage imagé, sensible dans les introductions comme dans les diverses sources, fait presque oublier qu’en 1839, fort peu de gens avaient réellement vu des daguerréotypes. Le succès de la médiatisation de la photographie à cette époque reposait en grande partie sur un récit ingénieux façonné par un grand nombre de personnes, de facteurs et de configurations sociales et culturelles.
Malgré toute cette abondance et cette précision, on s’étonnera pourtant de l’absence de contextualisation de l’approche proposée ici. Certes, le directeur de l’ouvrage fournit une bibliographie de la recherche sur les débuts de la photographie, qui fonctionne en elle-même comme une référence importante. Toutefois, ni l’introduction, ni les chapitres de présentation, ni la postface n’évoquent la recherche française, anglaise, ou même allemande des trois dernières décennies. Cela ne concerne pas seulement la recherche sur les différents procédés en concurrence, l’histoire de la réception, la diffusion et l’économie de la photographie, mais aussi les contributions scientifiques à propos de la genèse du vocabulaire, des métaphores et des représentations de la photographie. Le titre Neues Licht semble impliquer que le livre entend contribuer à une nouvelle vision des débuts de la photographie et du mythe de sa naissance. Ce qui mène tout droit aux questions suivantes : de quoi se démarque-t-il ? Que convient-il d’ajuster, de réviser ? À quelles recherches se rattache-t-il ? Pour le public germanophone, Neues Licht constitue sans aucun doute un enrichissement, étant donné qu’une grande partie des textes sont inédits en traduction allemande. Dans cette mesure, l’ouvrage constitue un complément essentiel aux recueils de sources textuelles en langue allemande de Heinz Buddemeier, Wolfgang Kemp et Wilfried Wiegand. Pour pouvoir cependant faire office d’ouvrage de référence au-delà de la recherche germanophone, une telle contextualisation discursive aurait été nécessaire. En effet, la diffusion et la médiatisation fulgurantes de la daguerréotypie en France, en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis autour de 1839 témoignent justement de l’aptitude de la photographie à transcender les frontières linguistiques et géographiques. En conclusion, on peut retenir que l’intérêt non démenti affiché par tant d’historiens pour les débuts de la photographie, auquel Neues Licht donnera des impulsions nouvelles, témoigne également de la vitalité et de l’importance de la photographie – et ce, jusqu’à nos jours.

Référence : Estelle Blaschke, « Steffen Siegel (dir.), Neues Licht. Daguerre, Talbot und die Veröffentlichung der Fotografie im Jahr 1839, 2014 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 1, 2017, pp. 214-215.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture