Chefs-d’œuvre photographiques du MoMA. La collection Thomas Walther, Paris, Jeu de Paume, du 14 septembre 2021 au 13 février 2022
Le 3 octobre 2021, au second jour d’un colloque intitulé Atlantique Argentique. Circulations photographiques XIXe-XXIe siècles, qui a réuni dans l’auditorium du Jeu de Paume des historiens de la photographie et des conservateurs en charge de collections photographiques, s’est déroulée une conversation cordiale entre Quentin Bajac, le directeur du musée, et Thomas Walther, un riche collectionneur suisse de photographies. L’occasion de cet échange informel était une exposition – sans rapport avec ce colloque – présentée au même moment à l’étage sous le titre Chefs-d’œuvre photographiques du MoMA. La collection Thomas Walther1. Ce titre est un peu trompeur, car la collection compte des milliers de photographies et cette exposition ne montre que 230 images sélectionnées parmi les quelque 350 photographies acquises par le Museum of Modern Art de New York à partir de 2001. Le terme de « chefs-d’œuvre » surprend, d’autant qu’il ne fut jamais prononcé au cours de la vingtaine d’interventions du colloque, centré sur des questions d’histoire de la photographie et non sur la célébration des « auteurs ». Il signale un changement inattendu dans la direction curatoriale du Jeu de Paume.
Cette sélection de « chefs-d’œuvre » va du pictorialisme au vernaculaire, en passant par les avant-gardes de l’entre-deux-guerres et différents genres de photographies de la « Nouvelle Vision » apparus dans un certain nombre d’expositions et surtout dans la presse illustrée allemande et française. Elle comprend également des photographies anonymes des années 1920, que Walther avait achetées pour sa collection en pleine expansion. Une version élargie de l’exposition avait déjà été présentée au MoMA en 2014-2015, avec Bajac et Sarah Hermanson Meister comme principaux commissaires. Dans sa version new-yorkaise, elle portait le titre plus modeste de Modern Photographs from the Thomas Walther Collection, 1909-1949. Un peu d’histoire est utile ici : Bajac, précédemment conservateur en chef pour la photographie au musée d’Orsay, puis au centre Pompidou de 2003 à 2013, est devenu de 2013 à 2018 conservateur en chef de la photographie au MoMA (Joel and Anne Ehrenkranz Chief Curator of Photography – les postes de conservateurs dans des musées comme le MoMA sont gratifiés des noms des donateurs qui les ont dotés). Pendant son mandat au MoMA, 40 photographies supplémentaires de la collection Walther ont été acquises et intégrées à la collection originale. En 2018, Bajac succède à Marta Gili à la tête du Jeu de Paume. On peut raisonnablement supposer que son poste précédent et l’organisation de l’exposition Walther ont facilité les prêts du MoMA. Cette conversation détendue entre le directeur d’un musée et un collectionneur, le côté blockbuster de l’exposition, ainsi que la personne de Thomas Walther lui-même posent un certain nombre de questions. La plus évidente concerne la relation entre les collectionneurs indépendants, généralement riches ou très riches, les institutions artistiques, l’histoire de l’art ou de la photographie et la formation des canons. J’ai commencé ma carrière de critique il y a de nombreuses années avec de telles questions à l’esprit et, au cours des décennies qui ont suivi, j’ai constaté que ces interrogations restent d’actualité. Comment, en effet, pourraient-elles ne pas l’être ?
Il faut tout d’abord dire que les musées américains comme le MoMA sont beaucoup plus dépendants de la largesse des donateurs que ne le sont les musées européens, ou, dans ce cas, français. Même les salles dans lesquelles la photographie et d’autres médias sont exposés au MoMA portent les noms de leurs riches mécènes. Il y a donc une distinction importante à faire entre les musées qui acquièrent des œuvres et ceux qui ne font que les exposer, comme c’est le cas du Jeu de Paume qui n’a pas de collection propre. La bonne volonté et la générosité des collectionneurs privés, des conseils d’administration des musées ou des trustees sont effectivement cruciales pour des institutions telles que le MoMA, ou même la plupart des musées américains. Mais la montée en flèche du coût des expositions internationales, qui se manifeste dans tous les domaines, des taux d’assurance aux frais de transport, ainsi que la diminution des aides publiques, ont nécessairement un impact sur des institutions qui occupent une position complexe entre musée public et fondation privée, comme le Jeu de Paume. Officiellement, celui-ci est en effet une association loi 1901 à but non lucratif, issue de la fusion de trois associations, dont la galerie nationale du Jeu de Paume. Il est soutenu par le ministère de la Culture, mais doit trouver aussi des ressources propres.
La teneur des propos de Walther se résume facilement. Après quelques éléments autobiographiques généraux – son enthousiasme précoce, en tant qu’amateur, pour le médium, sa rencontre avec Florence Henri qui l’a photographié avec sa sœur lorsqu’ils étaient enfants, ses premières activités professionnelles et, plus concrètement, l’héritage d’un oncle qui lui a permis de commencer à collectionner des photographies dans les années 1970 –, ses propos suivent deux directions principales. Il convient toutefois de mentionner que son désir de collectionner la photographie apparaît à un moment propice, ainsi qu’en témoignent, à la fin de la décennie, les remarques des rédacteurs de la revue américaine October, observant que les années 1970 avaient été le théâtre d’une « seconde découverte » du médium. Découverte qui rime ironiquement avec ces mots de Moholy-Nagy, cités sur un panneau mural de l’exposition : « La photographie a été inventée il y a cent ans, mais elle vient juste d’être découverte.» Les rédacteurs d’October voulaient dire par là que la photographie s’était récemment constituée en objet discursif, en objet esthétique et en objet de collection, c’est-à-dire en objet pour la muséologie, l’histoire de l’art, et, surtout, en une matière alimentant un réseau de galeries et de musées en pleine expansion. Comme celles que Sam Wagstaff ou André Jammes – pour ne citer que ces deux noms –, constituèrent autour de ces années, les collections photographiques passèrent rapidement des collectionneurs et des galeries, dont beaucoup furent créées à cette époque, aux musées puis aux universités, façonnant la toute nouvelle discipline de l’histoire de la photographie avec son cortège désormais familier de styles, de canons et, bien sûr, de chefs-d’œuvre (curieusement, c’est seulement dans le domaine des arts visuels que le médium est supposé produire des chefs-d’œuvre singuliers – c’est-à-dire individuels – et même anonymes).
Ainsi, alors que Walther se remémorait avec émotion les jours heureux où l’on pouvait se procurer des chefs-d’œuvre pour pas cher et découvrir des trésors sur les marchés aux puces, l’une de ses lignes d’approche, implicite mais néanmoins constante, était l’esprit d’entreprise : acheter bon marché et vendre cher. Inutile de dire que Walther n’a jamais voulu acheter directement des tirages à un photographe, car cela aurait « pollué » les échanges amicaux entre collectionneur et producteur. Au cours de sa longue amitié avec Ilse Bing, au chevet de laquelle il était présent, il n’a ainsi jamais acheté, reconnaît-il spontanément, une seule de ses photographies. Les collectionneurs peuvent être obsessionnels, leurs passions authentiques, leurs recherches approfondies, leur goût et leurs intuitions aigus, mais ils semblent tous répugner à reconnaître qu’un aspect quelconque de leurs activités puisse être rentable ou qu’ils puissent être un jour matériellement récompensés pour leur prescience. Le nouvel engouement de Walther, ajoute-t-il, va aux photographies vernaculaires dont quelques-unes figurent dans Les Chefs-d’œuvre. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’un intérêt récent et que ces images restent une source inépuisable et peu coûteuse pour les collectionneurs, comme l’ont été également les photographies du XIXe siècle des années 1840 à 1860, un marché dont l’histoire a été pour ainsi dire mon point de départ.
La question est donc celle de la porosité des frontières entre les activités des collectionneurs, des galeries, des musées et des cercles académiques, qui s’entrecroisent et contribuent ensemble à structurer la façon dont il convient de penser le médium de la photographie et de le présenter à un public de non-spécialistes. Si le monde académique, dont un événement comme Atlantique Argentique est représentatif, s’intéresse aux déterminations historiques, au contexte, aux usages et autres questions du même genre, ces aspects font partie de ceux qui sont le plus souvent ignorés dans la présentation muséologique du médium, faute de volonté de les inscrire dans la mission éducative du musée. En matière de pratique muséale, c’est en effet une chose de mettre en avant un artiste ou un photographe à travers une exposition monographique, de réunir de nombreuses œuvres dans une exposition thématique ou d’illustrer un style ou un mouvement, mais c’en est une autre d’utiliser pour une exposition le nom d’un collectionneur et la dénomination de chef-d’œuvre comme une double image de marque. Cela ferme les nombreuses autres manières de présenter la production photographique dans l’espace d’une exposition.
Ce type de présentation permet en outre de nier la réalité des relations entre collectionneurs privés et institutions muséales. En effet, une telle approche brouille les lignes entre la philanthropie désintéressée et les réalités matérielles d’un échange qui se traduit, pour les prêteurs et les donateurs, par l’acquisition d’un capital culturel et, en particulier aux États-Unis, par l’immense influence que de riches collectionneurs parviennent à exercer sur la programmation des musées, influence qui se concrétise bien souvent à travers la capacité des trustees de signer des chèques. L’opacité des cartels ressort par exemple de la difficulté à déterminer quelles photographies ont été achetées, données ou « échangées ». Certains d’entre eux mentionnent ainsi « don de Thomas Walther », d’autres, par exemple, la « Collection Thomas Walther. Acquis grâce au fonds de la collection Abbott-Levy, par échange ». Il s’avère, après vérification auprès du MoMA, que très peu d’œuvres de la collection Walther sont des dons. La plupart d’entre elles ont été acquises grâce au fonds de dotation Paul C. Kovi – nommé le cas échéant dans les cartels. D’autres œuvres ont été acquises par une opération plus complexe : il a en effet parfois fallu que le MoMA vende une œuvre entrée dans sa collection grâce à un précédent don, par exemple de Shirley C. Burden, pour acheter celle de Walther. Dans ce cas, le cartel mentionne « Collection Thomas Walther, don de Shirley C. Burden par échange ». Ces notations elliptiques, à mon sens, tendent à mystifier les mécanismes des acquisitions et de ce qu’on pourrait appeler vulgairement le système financier qui les sous-tend. Enfin, considérons, par exemple, cette citation extraite de l’avant-propos au volume en anglais consacré à cette exposition: «Un collectionneur privé n’est lié que par les critères qu’il définit pour lui-même2 – ses passions, ses plaisirs et son propre compte bancaire […]. Ce sont là son privilège et sa part de risques.» En quoi consistent ces « risques » ? Dans le fait que le collectionneur a payé cher, mais a dû vendre bon marché ?
Une seconde ligne d’approche, également implicite dans les propos de Walther, est ce que j’appellerais la transmission patriarcale. Par-là, j’entends deux choses. Les collectionneurs de photographies de sa génération (il est né en 1949) ou un peu plus âgés avaient découvert l’histoire de ce médium par eux-mêmes. Mais les bibliographies les plus complètes publiées sur le sujet en anglais, français ou allemand, quelles que soient leurs lacunes, peuvent être désormais aisément consultées et il est certain que les collectionneurs de photographies les plus sérieux connaissent bien ces matériaux. Mis à part ces ressources bibliographiques, les collectionneurs tels que Thomas Walther ou Arthur Walther – sans lien avec le premier – s’appuient aussi sur différents genres de mentors.
Dans le cas de Thomas Walther, cette éminence grise fut Beaumont Newhall (pour être honnête, il dit Beaumont et Nancy Newhall), qu’il allait consulter à Rochester, dans l’État de New York. De fait, si l’on considère l’ensemble des 350 pièces présentes dans la collection du MoMA, l’accent mis sur la photographie d’avant-guerre, quand bien même on y inclut des photographies anonymes, ne reflète guère une approche indépendante et audacieuse de collectionneur. Il va sans dire que depuis Alfred Barr, les avant-gardes modernistes de cette période, à l’exclusion des femmes, font partie des sentiers battus de l’histoire de la photographie, une voie poursuivie par des conservateurs comme Van Deren Coke au MoMA de San Francisco. Cette période de la photographie du XXe siècle a ainsi longtemps occupé une solide position dans les institutions européennes comme dans la littérature sur le sujet. Je présume que, par exemple, bon nombre des photographies visibles aujourd’hui dans la collection Walther avaient été reproduites dans la presse illustrée européenne et dans des catalogues d’exposition, et il est possible que, pour certaines pièces, acquérir les photographies originales impliquait de les localiser en partant de leur reproduction.
Sans surprise, la notion toujours réaffirmée de maître et de chef-d’œuvre est cependant le fil rouge du type de connoisseurship qu’incarne Thomas Walther. Il rend ainsi à Moholy-Nagy un hommage en le désignant comme la plus grande, la plus importante figure de la photographie au XXe siècle – lauriers partagés avec André Kertész, dont 11 photographies figurent dans l’exposition. Inutile de souligner que la représentation qu’il donne de ces deux « maîtres » totémiques peut être vue comme une autre manière de sanctionner un canon déjà établi. Mais si on accepte l’idée qu’un inconscient patriarcal modèle les expositions – comme bien d’autres productions culturelles –, on peut s’interroger sur la série d’auto-portraits masculins réunis dans l’une des sections de l’exposition, alors que la période de l’entre-deux-guerres a vu une extraordinaire production d’autoreprésentations photogra-phiques de femmes, qui défient souvent la notion même d’autoportrait. Malgré la présence d’Aenne Biermann, Lucia Moholy, Florence Henri, Claude Cahun – sa partenaire Marcel Moore n’est pas évoquée –, l’ensemble donne l’impression que la photographie moderne de toute tendance est une réalisation collective masculine. Sur les 127 photographes qu’on peut voir dans cette exposition, 21 seulement sont des femmes.
Néanmoins, l’inclusion de nombreux photographes de pays étrangers, tels le Coréen Jungjin Lee, le Japonais Iwao Yamawaki, les Tchèques Jindřich Marco et Jaroslava Hatláková, etc., généralement absents des histoires standards, soulève d’autres questions. Certains d’entre eux furent des étudiants au Bauhaus, mais dans d’autres cas il est difficile de savoir si leurs photographies doivent être interprétées comme des exemples d’une « œuvre » ou comme des productions isolées. De toute évidence, les conditions qui avaient permis cette diversité de pratiques expérimentales associées à diverses avant-gardes n’existaient plus vers 1940, et, comme l’expliquent les commentaires qui accompagnent l’exposition, certains de ces photographes poursuivirent des carrières sans rapport avec une activité artistique ou se tournèrent vers des pratiques photographiques plus commerciales. Certains moururent à la guerre, certains dans des camps d’extermination, tandis que d’autres durent adapter leur travail aux conditions de l’exil. Ainsi, en dépit de l’idéologie individualiste qui ressort de termes comme maître et chef-d’œuvre, l’exposition démontre en fait que la production culturelle est par définition collective. En d’autres termes, les conditions ayant permis ces diverses formes d’expérimentation moderniste entre les deux guerres–présence de nombreuses femmes dans les différents groupes artistiques, cosmopolitisme, internationalisme – s’évanouirent avec la Seconde Guerre mondiale et ne furent pas retrouvées dans les décennies suivantes. Cela témoigne, encore une fois, de la nature collective des productions culturelles.
Une autre composante de ce circuit patriarcal est d’ordre institutionnel. De toute évidence, le mandat de Bajac au MoMA a joué un rôle décisif dans sa nomination à la direction du Jeu de Paume. Par la suite, Clément Chéroux, qui avait travaillé à partir de 2007 sous l’autorité de Bajac au centre Pompidou, a succédé à ce dernier au sein de cette institution en 2014, puis en tant que conservateur en chef pour la photographie au MoMA de San Francisco en 2016 et enfin, selon une sorte de succession apostolique, en devenant en 2020 le nouveau Joel and Anne Ehrenkranz Chief Curator of Photography au MoMA. Après le départ de Chéroux du centre Pompidou, en 2016, le musée a recruté Florian Ebner, qui, auparavant, a été conservateur pour la photographie au musée Folkwang à Essen. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en doute ici la compétence ou les succès professionnels de ces hommes –ce n’est pas la question –, mais seulement d’observer qu’aucune des femmes qui travaillaient alors dans ces différents départements, ni aucune candidate en dehors de ces institutions, n’a pu atteindre ces positions prestigieuses. De même, après le départ à la retraite de Jean-Luc Monterosso, la direction de la Maison européenne de la photographie a été confiée à Simon Baker, l’ancien directeur du département de la photographie à la Tate Modern de Londres. Au musée d’Orsay, après le départ à la retraite de Françoise Heilbrun, la direction du département de la photographie a été confiée à Thomas Galifot. Ainsi, à ma connaissance, parmi les grandes institutions parisiennes dédiées à la photographie, seuls Le Bal, le Département des Estampes et de la photographie de la BNF et la fondation Henri Cartier-Bresson sont dirigés par des femmes.
La notion de transmission patriarcale appelle une autre remarque. Si, d’un point de vue général, le métier de conservateur néglige souvent ou marginalise les femmes, il est tout à fait possible qu’on ait affaire ici à un mécanisme inconscient qui, en tant que tel, n’est pas propre aux hommes qui exercent ce métier. Car il existe, aimerais-je suggérer, quelque chose d’analogue à l’inconscient de la « photographie-dans-les-musées », qui est son double, son doppelgänger, à savoir le modèle patriarcal qui domine l’histoire de l’art et qui conforme les expositions de photographie à ses protocoles.
Dans la perspective qui est la mienne, la décision du Jeu de Paume d’importer des expositions du MoMA est troublante, en ceci qu’elle me rappelle les mauvais jours d’autrefois, vers les années 1970-1980, quand les collections françaises, comme celles du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, alors dirigé par Jean-Claude Lemagny, et d’autres musées et institutions françaises s’inspiraient pour leurs collections et leurs expositions des codes en vigueur au MoMA. Il en allait de même au musée d’Orsay, dont la conservatrice en charge du département de la photographie, Françoise Heilbrunn, avait complété sa formation professionnelle sous l’autorité de Peter Bunnell à l’université de Princeton, un autre lieu stratégique de l’institutionnalisation de la photographie d’art dans les années 1970.
Sous la responsabilité de Marta Gili, cette influence américaine s’est considérablement atténuée au Jeu de Paume, en raison d’une position de principe visant à respecter l’égalité de genre dans la programmation et de l’attention portée aux productions non françaises, non américaines, ainsi qu’à des figures négligées et sous-représentées. À cet égard, il n’est peut-être pas seulement anecdotique que Gili, ainsi que Marta Ponsa et Pia Viewing, qui font actuellement partie de l’équipe du Jeu de Paume, ne soient ni Françaises ni un produit de l’École du Louvre, de l’École des Chartes ou d’autres institutions françaises d’où sortent de manière routinière la plupart du personnel exerçant de hautes fonctions dans les musées. Ces écoles déterminent souvent en effet qui occupera les postes les plus importants dans le contexte institutionnel qui perpétue la terminologie habituelle propre au processus de « museumification » de la photographie. Hors de Paris, épicentre du monde culturel français, l’orientation des institutions semble moins sectaire, mais cette remarque n’est peut-être à nouveau qu’anecdotique.
Dans la mesure où l’éthique féministe exige notamment de reconnaître la position à partir de laquelle l’on parle ou l’on écrit, je devrais dire que je suis à la fois une « initiée » par rapport aux institutions françaises qui m’ont demandé d’écrire des articles de catalogue, et une étrangère en tant qu’expatriée américaine sans affiliation institutionnelle en France. Il n’en demeure pas moins qu’après avoir observé l’histoire de l’incorporation institutionnelle de la photographie en France à partir de 1978 dans un large éventail d’institutions et de discours, je ne peux m’empêcher de considérer cette exposition de chefs-d’œuvre de la collection Walther comme de mauvais augure pour une institution qui cherchait auparavant à présenter à la fois l’art et l’histoire de la photographie en dehors du lit usé du théâtre des chefs-d’œuvre.
Traduction de l’anglais par Catherine Fraixe
Référence : Abigail Solomon-Godeau, « Le retour du chef-d’œuvre. », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 162-167.