L’ouvrage de Brenda Lynn Edgar, issu d’une thèse de doctorat menée sous la direction de Claude Massu, constitue une contribution originale à l’histoire de la photographie du point de vue d’une discipline différente, l’histoire de l’architecture. Il aborde un phénomène jusqu’à présent peu étudié dans l’histoire de ces deux disciplines: l’usage des images photographiques à des fins ornementales. L’auteure prend bien soin de différencier le registre décoratif, qui fait l’objet de son étude, de la photographie murale utilisée à des fins de communication ou de propagande. En cela, Le Motif éphémère se distingue des études précédemment consacrées au photomural d’exposition des années 1930, sujet bien étudié notamment par Olivier Lugon et Romy Golan1. En effet, l’emploi d’agrandissements photographiques à des fins didactiques ou de propagande répond à d’autres objectifs que la photographie ornementale étudiée par Edgar. Tout l’enjeu du livre est donc de mettre au jour des réalisations, des techniques, des métiers et des acteurs aujourd’hui largement oubliés, à la fois par l’histoire de la photographie et celle de l’architecture, parce qu’ils se situaient dans le domaine jugé « mineur » de l’ornementation.
Le titre indique d’emblée la principale raison pour laquelle ce phénomène n’a jusqu’à présent que peu retenu l’attention des historiens : beaucoup de ces décors photographiques étaient de nature éphémère et n’ont pas survécu à l’épreuve du temps. Ce problème conditionne la méthode adoptée par l’auteure, qui s’appuie essentiellement sur des revues professionnelles et des reproductions photographiques. Mais ce manque d’attention à la photographie ornementale tient également à l’idéologie moderniste qui a dominé l’historiographie de l’architecture pendant une grande partie du XXe siècle, selon une vision schématique qui opposait construction et ornementation, au profit de la première. L’ouvrage de Brenda Lynn Edgar, et sa problématique générale, s’inscrivent donc dans une relecture du rôle de l’ornement dans l’architecture moderne, sans pour autant rejouer les débats qui marquèrent la période « postmoderne ». Il s’agit en effet, pour l’auteure, de réhabiliter la place de l’ornement au sein même de l’histoire du modernisme : une ornementation moderne, qu’incarnerait typiquement l’image photographique.
Le livre s’ouvre par une étude très instructive consacrée aux relations entre photographie et ornementation dans la seconde moitié du XIXe siècle, notamment en France, au Royaume-Uni et dans les pays germaniques. Brenda Lynn Edgar met en valeur le caractère protéiforme de la photographie, à la fois modèle et motif. Premièrement, la photographie a servi de ressource visuelle pour les décorateurs, permettant d’élargir leur « musée imaginaire» en rendant accessible une multitude de motifs, naturels, exotiques ou historiques. De ce point de vue, le développement des collections photographiques dans les institutions dédiées aux arts décoratifs est à mettre en parallèle avec celui des collections de moulages. Cependant, la photographie offre des possibilités nouvelles par rapport au dessin ou au moulage, en donnant accès à d’autres régions du visible, comme avec la microphotographie. Dans un XIXe siècle marqué par d’intenses réflexions sur la nature et l’histoire de l’ornementation2, les formes « abstraites » des microphotographies semblent répondre à un besoin de dépasser l’historicisme, par un retour à la nature transfigurée par la technique. Les très beaux recueils publiés à Vienne par Martin Gerlach, intitulés Formenwelt aus dem Naturreiche (1902-1904), témoignent de ces préoccupations. Dans un second temps, Edgar se tourne vers la photographie comme « motif », en retraçant les expériences visant à appliquer des photographies sur des supports comme la céramique, le textile ou le vitrail. Le Royaume-Uni fut un foyer important d’innovations dans ce domaine, par exemple avec la Photo Decorated Tile Company, une entreprise anglaise qui se spécialise à partir de 1896 dans la production de faïences photographiques. Avec le vitrail photographique s’instaure une tension entre opacité et transparence de l’image. Brenda Lynn Edgar souligne la postérité de cette question, lorsque la photographie appliquée sur verre réapparaît dans l’architecture des années 1980.
La période de l’entre-deux-guerres occupe à juste titre une part importante de l’ouvrage, puisque c’est dans les années 1925-1939 que furent expérimentées avec le plus d’enthousiasme les possibilités de la photographie ornementale. La photographie représente alors l’espoir d’un renouveau dans l’architecture et la décoration, dans la mesure où, « objective, instantanée, démocratique », elle semble incarner la modernité elle-même. Brenda Lynn Edgar commence donc par exposer non seulement les innovations techniques qui ont permis cette évolution, comme la commercialisation de papiers photosensibles de très grand format, mais aussi la « resémantisation de l’ornement » à l’œuvre chez les architectes modernistes. S’engage ici une réflexion passionnante sur la relation entre nature et technologie : dans l’architecture moderniste, le rejet de la décoration historiciste conduit à un usage ornemental de la fenêtre, qui permet d’encadrer le motif naturel ; de même, la photographie murale permet de saisir un fragment de la nature pour le réintégrer à l’architecture, comme un élément du réel « déjà-là ». En même temps, la technologie elle aussi peut devenir un motif ornemental, si l’on songe aux photomurals de Margaret Bourke-White, qui exaltent le métal brillant des machines, ou même à la micro-photographie décorative de Laure Albin Guillot, qui perpétue une forme de « merveilleux-scientifique ».
C’est sans doute aux États-Unis que la photographie murale a connu le plus de succès, à la fois pour les expositions temporaires et dans la décoration ordinaire. Brenda Lynn Edgar rappelle l’importance d’acteurs comme Julien Levy et Edward Steichen dans la promotion du photomural. C’est en effet sous sa forme murale que la photographie intègre pour la première fois l’enceinte du Museum of Modern Art, avec l’exposition Murals by American Painters and Photographers (1932), à laquelle participent notamment Edward Steichen, Margaret Bourke-White ou encore Charles Sheeler. Il s’agit là de la tendance moderniste du photomural américain, qui exalte l’esthétique de la machine et de l’industrie, faisant écho aux développements de l’architecture streamline aux États-Unis. Mais Brenda Lynn Edgar prend bien soin d’insister sur la dimension commerciale du phénomène, soutenue en particulier par Eastman Kodak. En effet, loin de se limiter à des applications avant-gardistes, le photomural décoratif intègre l’intérieur des classes moyennes américaines, sous une forme sans doute plus convenue : des paysages pittoresques ou sublimes, renouant avec le principe du panorama en trompe-l’œil qui suggère une ouverture fictive dans la paroi.
En France à l’inverse, le photomural décoratif semble avoir été l’apanage exclusif des avant-gardes et de programmes à vocation collective, en particulier autour de Le Corbusier et Charlotte Perriand, dont l’auteure rappelle l’intérêt pour la photographie scientifique, déployée en grille à l’intérieur du Pavillon suisse de la Cité universitaire (1933). Chez Laure Albin Guillot, à qui l’on doit de nombreux projets de meubles ornés de photographies dès les années 1920, on constate en revanche une volonté de concilier modernité ornementale et luxe bourgeois.
Brenda Lynn Edgar consacre ensuite un chapitre passionnant à une figure méconnue: le décorateur anglais Eugène Mollo, inventeur d’un procédé de « photo-fresque », qu’il commercialise à partir de 1934. Contrairement au photomural qui est un tirage sur papier de grand format, la photo-fresque permet d’appliquer l’émulsion photosensible à même le mur, sur lequel sont ensuite projetées les photographies. Aujourd’hui largement oublié, ce procédé a pourtant donné lieu à de nombreuses réalisations au Royaume-Uni, en particulier dans les cinémas Odéon. Le procédé a également attiré l’attention des architectes modernistes comme Bertold Lubetkin ou Wells Coates, qui invite le graphiste Edward McKnight Kauffer à concevoir le décor en photo-fresque de l’Embassy Court à Brighton (1935).
Après avoir analysé le reflux du phénomène dans la période des Trente Glorieuses, à l’heure du fonctionnalisme triomphant, puis les contradictions des architectes postmodernes (Robert Venturi, Charles Moore) qui envisagent surtout la photographie sur le mode ironique de l’appropriation pop, Brenda Lynn Edgar s’attarde plus en détail sur le retour de la photographie murale à partir des années 1980. Chez Jean Nouvel, l’intégration de photographies en façade découlent d’une conception de l’architecture comme « image » avant tout. L’usine Ricola de Mulhouse (1993), construite par l’agence bâloise Herzog & de Meuron, permet une relecture des origines de la photographie ornementale : une même photographie de Karl Blossfeldt y est répétée, en grille, sur l’ensemble du bâtiment. Dans les années 1990-2000, la photographie acquiert aussi une matérialité nouvelle: elle est appliquée directement en surface, par sérigraphie du béton ou sur du verre par exemple, jouant sur des effets de transparence et d’opacité.
Tout l’intérêt du livre est d’aborder cette histoire de la photographie ornementale sur le temps long, du XIXe siècle à nos jours, en se plaçant du point de vue de la pratique architecturale, tout en prenant en compte la diversité des acteurs impliqués. Ce faisant, elle contribue à enrichir l’histoire du modernisme, se tournant non seulement vers les grandes figures de l’avant-garde, mais aussi vers des pratiques plus commerciales et vers les métiers de la décoration intérieure. Le Motif éphémère peut se lire comme une contribution à un domaine de recherche aujourd’hui très dynamique, celui de la « photographie appliquée » si l’on peut dire, à rebours d’une vision de l’histoire qui a longtemps prévalu, centrée sur l’autonomie du médium.
Référence : Max Bonhomme, « Brenda Lynn Edgar, Le Motif éphémère. Ornement photographique et architecture au XXe siècle, 2020 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 172-173.