Des années durant, j’ai été intriguée par une photo de famille écossaise datant des années 1920. On y voit ma grand-mère, ses parents et ses trois frères et sœurs (dont l’un se préparait alors à émigrer au Canada, s’il ne l’avait pas déjà fait) alignés sur deux rangées. Les poses semblent inconfortables, les membres de la famille n’ont aucune interaction, on remarque de curieuses disparités d’échelle d’une personne à l’autre et les contours de chaque silhouette, qui empiètent les uns sur les autres, ont été surlignés à l’encre noire. Par la suite, j’ai découvert que ce portrait, qui avait toujours été pour moi une curiosité visuelle, était en réalité un photomontage.
Complet et captivant, le nouvel ouvrage des historiens des médias Bernd Stiegler et Felix Thürlemann consacré au photomontage au XIXe siècle nous apprend que le portrait de famille, à l’image de cette photographie extraite de mes archives personnelles, était en réalité l’un des nombreux domaines d’application, pour la plupart très ordinaires, de cette forme d’expérimentation photographique. Le montage permettait de réunir des familles entières alors même qu’il leur était impossible de poser ensemble et de combler visuellement le vide affectif provoqué par un exil ou un décès.
Konstruierte Wirklichkeiten [réalités construites] s’ouvre sur la scène originelle du photomontage d’avant-garde. Alors qu’il passe des vacances dans un village de pêcheurs sur la mer Baltique en juillet 1918, Raoul Hausmann (ou Hannah Höch, selon qui relate les événements) fait une découverte inspirante : presque toutes les maisons sont décorées avec un souvenir militaire accroché au mur – un portrait photographique individuel collé sur la même lithographie représentant un soldat en uniforme. Ainsi, font remarquer Stiegler et Thürlemann, le photomontage d’avant-garde se réclame – paradoxalement – d’une pratique d’obédience conservatrice née au XIXe siècle : la photographie de groupe militaire et la structuration disciplinée des corps masculins qu’elle induit. Le travail de Stiegler et de Thürlemann relie plusieurs généalogies novatrices du montage et du collage antérieures au modernisme. L’hypothèse principale de l’ouvrage est convaincante : le photomontage, à défaut d’être vieux comme le monde, serait aussi ancien que le médium photographique lui-même. La réhabilitation bienvenue de cette pratique, historiquement considérée comme anecdotique et amateur dans le meilleur des cas, a récemment donné lieu à une abondance de travaux innovants, notamment plusieurs expositions et catalogues marquants. On mentionnera notamment Cut and Paste. 400 Years of Collage (National Galleries of Scotland, Édimbourg, 2019) ainsi que Playing with Pictures. The Art of Victorian Photo- collage d’Elizabeth Siegel, publié à la suite d’une exposition organisée à l’Art Institute de Chicago en 2010, où l’on pouvait admirer des montages proto-surréalistes réalisés par des photographes amateurs de l’époque victorienne.
En neuf chapitres, Konstruierte Wirklichkeiten présente une variété de pratiques du photomontage au XIXe siècle, dont la remarquable hétérogénéité souligne l’ingéniosité des usages commerciaux, récréatifs, sociaux, scientifiques et esthétiques auxquels se prêtait ce nouveau médium à mesure qu’il dévoilait son potentiel et ses limites.
Le premier chapitre, « Montierte Natur [montages de la nature] » décrit comment, lors des premières années de la photographie, et tout particulièrement dans les expériences menées par des pionniers tels que William Henry Fox Talbot et Johann Carl Enslen, les tentatives scientifiques de fixer le monde naturel sous la forme de « natures mortes » coïncidèrent avec des études sondant les capacités de ce nouveau médium, notamment à travers le photogramme, qui permettait d’obtenir des images sans appareil. L’engouement victorien pour les fougères, les papillons, les flocons de neige et les lichens est minutieusement saisi dans ces montages souvent ornementaux et tous esthétiquement captivants.
Dans le deuxième chapitre « Inventare und Kataloge [inventaires et catalogues] », les auteurs poursuivent leur exploration du monde des objets en analysant comment le montage photographique a façonné le classement et l’archivage au XIXe siècle. Au moyen d’images composites, les photographes rassemblaient des collections d’objets, de paysages, de modèles, de parties du corps et de poses pouvant être utilisés dans les ateliers d’artistes. Face à l’intensification de la concurrence parmi les portraitistes, le photomontage servait également à ceux-ci de support promotionnel.
Le troisième chapitre, « Montierte Räume [montages d’espaces] », se tourne vers les configurations spatiales. Les photomontages panoramiques permettaient à leurs auteurs de saisir des espaces dont l’étendue outrepassait les capacités de leur matériel photographique, par exemple l’intérieur monumental de Sainte-Sophie, la façade imposante de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence ou des merveilles naturelles telles que les chutes du Niagara. L’essor du tourisme de masse inspira également la publication de livres destinés aux voyageurs souhaitant se familiariser avec une destination ou se la remémorer de manière nostalgique, tel United States Girls Across the Atlantic, fascinant ouvrage paru en 1876 permettant d’insérer à loisir des images photographiques collectionnées et fournies par l’auteur à cette fin. (Dans un article paru en 2014 dans Word & Image, Paul Edwards apparente Le Faune de marbre, roman de Nathaniel Hawthorne publié en 1860, à un précurseur des livres interactifs : ses longues descriptions d’œuvres exposées dans les musées de Rome valurent à cet ouvrage d’être utilisé comme un véritable guide. Là aussi, les touristes anglais et américains avaient la possibilité d’illustrer eux-mêmes leur exemplaire à raison de quinze à cent cinquante petits tirages photographiques vendus par les libraires italiens qui se chargeaient de les fixer dans ces volumes « augmentés » reliés par leurs soins.) Si ces exemples annoncent bel et bien des œuvres d’avant-garde telles que Rome, regards de Rolf Dieter Brinkmann (1979), cette forme de personnalisation d’images (et d’expériences) produites en masse semble être une variante, propre au XIXe siècle, de la pratique de l’insert d’illustrations [extra-illustration] apparue au siècle précédent, qui aurait mérité de figurer dans cette discussion.
Consacré au portrait, dont on pourrait croire qu’il constitue le genre photographique le plus conventionnel, le quatrième chapitre, « Montierte Menschen [montages humains] », démontre au contraire que la multiplication de l’individu dans le photomontage, qui exige du spectateur un travail actif de synthèse, défie la prétention à la singularité du portrait traditionnel. Particulièrement troublants, certains usages pseudoscientifiques du photomontage se détournent de l’individu au profit de la représentation visuelle de types humains et mettent les images composites au service de la physiognomonie, de la criminologie, de l’ethnologie et de l’eugénisme.
Le cinquième chapitre, « Montierte Gesellschaften [montages de sociétés] », se penche sur l’assemblage et la diffusion de groupes sociaux par l’entremise de photomontages aux fonctions idéologiques variées : cartes de visite (qui préfigurent Instagram), « mosaïques » rassemblant diverses figures célèbres – politiciens, professeurs ou danseuses –, albums souvenirs volontiers oniriques sinon surréalistes, corps masculins collés en des rassemblements sportifs, militaires ou étudiants, familles – et surtout caricatures et images de propagande.
Gardant à l’esprit la maxime satirique de Flaubert au sujet de la photographie – censée condamner la peinture à l’obsolescence –, le sixième chapitre, « Montierte Welt/Kunst [montage du monde/montage de l’art] », traite de la rivalité qui oppose la photographie et son ancêtre. Dans certains cas, comme dans les paysages marins monumentaux de Gustave Le Gray ou dans les tableaux vivants, la photographie cherchait à imiter la peinture. Dans d’autres, notamment les impressionnants daguerréotypes de l’atelier d’Ingres réalisés par Désiré-François Millet, la photographie tirait parti de ses spécificités pour produire des formes visuelles radicalement nouvelles.
Dans le septième chapitre, « Montierte Zeit [montages du temps] », le photomontage devient un outil pour analyser et isoler des instants (à l’instar des études de Muybridge sur le mouvement), pour se rapprocher de la littérature narrative et, avec l’invention de l’autotype en 1880, pour investir la presse.
L’avant-dernier chapitre, « Montierte Erscheinungen [montages des apparences] », revient aux revendications documentaires et scientifiques de la photographie qui, au XIXe siècle, en firent l’outil parfait pour rendre compte d’innovations scientifiques telles que les rayons X, mais aussi, paradoxalement, de l’engouement contemporain pour le spiritualisme et l’occultisme, notamment à travers la photographie spirite. Omises dans cet ouvrage, les photographies des fées de Cottingley réalisées en 1917 (qui mystifièrent jusqu’à Arthur Conan Doyle) constituent probablement l’exemple le plus célèbre d’images composites capables de conférer une crédibilité empirique à des apparitions paranormales.
Le dernier chapitre enfin, « Montagespiele [jeux de montage] », culmine avec des permutations tour à tour ludiques et macabres sur le thème de la décapitation, dont les auteurs nous rappellent le lien sémantique avec le terme de « découpage ». Le livre forme ainsi une élégante boucle ramenant aux têtes interchangeables ornant les lithographies militaires personnalisées que Hausmann admira en 1918.
Structuré lui-même comme un « florilège », où se croisent des innovateurs photographiques tantôt célèbres (Fox Talbot, Cameron, Nadar, Rejlander, Muybridge), tantôt confidentiels, et parfois totalement anonymes, l’ouvrage impressionne par ses très nombreuses illustrations, dont bon nombre proviennent de la collection personnelle de Bernd Stiegler et ont par conséquent rarement été montrées. Un lexique technique très utile figure en annexe, et les auteurs ont judicieusement inclus une liste de lectures complémentaires accompagnée d’une bibliographie à la fin de chaque chapitre. Cet ouvrage est une superbe contribution à l’histoire de la photographie et de la culture visuelle du XIXe siècle et, non moins important, nous aide à porter un regard neuf sur le photomontage d’avant-garde.
Référence : Catriona MacLeod, « Bernd Stiegler et Felix Thürlemann, Konstruierte Wirklichkeiten. Die fotografische Montage 1839-1899, 2019 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 5, 2021, pp. 192-193.