Une science des images est-elle possible ? Telle est la problématique qui fédère les seize essais réunis dans Image Science, dernier ouvrage du théoricien états-unien W. J. T. Mitchell, déjà connu en France pour sa relecture de la tradition iconologique et pour une enquête provocatrice sur les vies et les désirs des images1. Deux parties – « Figures » et « Fonds » – rythment un propos érudit, dans lequel les lecteurs des précédents travaux de l’auteur retrouveront les thèmes qui lui sont chers : les logiques et les apories de l’iconoclasme, les relations qu’entretiennent le totémisme, le fétichisme et l’idolâtrie (chapitre 6), ou encore les rapports conflictuels de la textualité et de la visibilité (chapitre 4).
Comme Mitchell ne manque pas de le rappeler, les visual studies qu’il a contribué à instituer dans le monde académique anglo-américain se consacrent tant aux partages esthétiques qu’aux frontières politiques (chapitre 13). Sont mis cette fois à l’honneur les enjeux de la globalisation relus au prisme de l’oeuvre poétique de William Blake (chapitre 8), les désastres du conflit israélo-palestinien et l’oeuvre de Nicolas Poussin (chapitre 14), ou bien encore l’occupation des espaces publics du Caire ou de New York au cours des dernières années. La place Tahrir et Zuccotti Park sont précisément quelques-uns des sites « fondateurs » à partir desquels la notion de « fond » (ground) est discutée (chapitre 12) : pour que des figures apparaissent, des espaces d’inscription sont nécessaires, qu’il s’agisse de la page blanche du dessinateur ou d’un lieu public investi par un collectif politique, comme la place de la République dans le cas du mouvement « Nuit debout » au printemps 2016.
Trois thématiques ponctuent le sous-titre de cet exposé sur les sciences de l’image passées, futures et présentes, parmi lesquelles figure notamment la Bildwissenschaft allemande (chapitre 3). Le premier chapitre, support d’une conférence donnée en 2010 en hommage à l’historien médiéviste et « working class lad from Yorkshire » Michael Camille (1958-2002), retrace certains contours contemporains de la discipline de l’histoire de l’art. L’iconologie y est réaffirmée comme une science des images aussi bien visuelles que verbales. La culture visuelle demeure conforme à la définition « dialectique » qu’en a donnée Mitchell en 2005 dans Que veulent les images ? Elle ne désigne pas seulement la construction sociale du visuel, c’est-à-dire la manière dont les regards sont produits différentiellement par des pratiques propres à certaines cultures ou à certains groupes. Elle a également trait à la construction visuelle du social, à la façon dont le visible structure d’emblée les interactions et les rapports sociaux2. Nouveauté dans cette livraison, l’« esthétique des médias » intéressera celles et ceux qui souhaiteraient tirer profit d’un horizon d’étude élargi du concept de « médium » (chapitre 9) et d’une réflexion (parfois très théorique) croisant des auteurs aussi hétéroclites que Clement Greenberg, Friedrich Kittler et Raymond Williams. Le chapitre 10 étudie le « rapport des signes » (semiotic ratio), entendu comme un « alliage de fonctions sémiotiques qui font d’un médium ce qu’il est » (p. 130). Le concept vient compléter le « rapport des sens » (sensory ratio), défini par le théoricien canadien Marshall McLuhan comme la combinaison sensorielle propre à certains « médias mixtes » associant le visuel, l’auditif ou le tactile. Aux yeux de Mitchell, au contraire, tous les médias sont mixtes, et c’est bien là tout l’intérêt d’en pratiquer l’archéologie, y compris conceptuelle.
Praticiens et historiens de la photographie auront un intérêt particulier pour les considérations portées sur le réalisme de l’imagerie numérique (chapitre 5). Fidèle à lui-même, Mitchell prend le contrepied des approches théoriques dominantes : ici, celles qui décrivent la photographie numérique comme une rupture irrémédiable avec la référentialité et l’authenticité de la photographie analogique. Selon lui, l’enjeu du numérique repose dans la circulation et la dissémination des contenus. Ces contenus sont parfois mieux référencés que par l’imagerie analogique, comme l’ont prouvé les clichés pris à la prison irakienne d’Abou Ghraib, dont les informations codées ont permis la condamnation de leurs auteurs, même si, selon l’historien de l’art, leurs commanditaires idéologiques sont restés impunis (chapitre 15). Trois thèses scandent une lecture critique des écrits de son quasi-homonyme W. J. Mitchell3, avec lequel enfin on ne le confondra plus : il n’existe pas d’opposition binaire, mais une relation dialectique entre l’analogique et le numérique ; le fichage numérique ne constitue en rien une dématérialisation des contenus photographiques ; « le réalisme demeure un projet pour la photographie, et pour les images en général, non quelque chose qui leur appartient par nature » (p. 64).
De la cohérence théorique à la redondance thématique, il n’y a qu’un pas. Image Science n’évite pas toujours cet écueil, et l’on regrettera que le livre n’ait pas été rendu plus homogène en supprimant certaines répétitions. Outre les ouvrages de l’auteur déjà traduits, les lecteurs pourront consulter deux essais de la partie « Figures » disponibles en français. Le chapitre 2, consacré aux « quatre concepts fondamentaux de la science de l’image », leur résumera les principaux outils de l’étude scientifique du visuel telle que la conçoit Mitchell4. Le chapitre 7 prolonge pour sa part un dialogue avec le philosophe Jacques Rancière, débuté à l’université de Chicago en 2008. Consacré au clonage, à ses représentations, ainsi qu’à diverses autres formes de figuration animale, il gagne à être lu en relation avec un texte de Rancière également déjà publié en français5. Hormis quelques recensions éparses, cet essai est le seul véritable effort de décryptage de l’oeuvre de Mitchell, opacifiée jusqu’à présent en France par la non-réception de la visual culture comme champ d’étude sociopolitique. Certaines leçons étatsuniennes sont d’autant plus urgentes à découvrir que nos visibilités quotidiennes se réforment dangereusement autour de la « liberté d’expression » par l’image, ou de la mise en scène de l’état d’urgence à grand renfort d’uniformes.
Dans l’esprit du dialogue avec Jacques Rancière, on préférera une autre interrogation pour prolonger les enjeux intellectuels d’Image Science. Non pas : « Une ‹ science des images › est-elle possible ? » (p. 23), mais : « De quoi la science est-elle le nom ? » Certes, la conclusion apporte des éléments de réponse : il s’agit d’une science « qualitative, historique et psychopolitique » (p. 222), qui passe outre les partages disciplinaires et les cultures savantes instituées. Il n’en reste pas moins que la principale plus-value de l’oeuvre de W. J. T. Mitchell demeure une critique passionnée des scientismes de l’image, des ambitions analytiques totalisantes qui sévissent bien au-delà du seul périmètre des savoirs visuels, à commencer par la critique politique (chapitre 16). Les lecteurs désireux d’approfondir leur connaissance (en anglais) de ce théoricien singulier pourront se reporter à la définition du « tournant pictorial » (pictorial turn) que Mitchell proposait dans le chapitre d’ouverture de Picture Theory (1994). Ils y liront un propos en prise avec des enjeux géopolitiques et socioculturels qui restent en grande partie les nôtres deux décennies plus tard (globalisation, essor de l’imagerie informatique, etc.). Ils y découvriront surtout, déjà, une critique en règle de la science lorsque celle-ci n’est synonyme que de « maîtrise de l’objet ou de l’‹ autre › (individu ou image)6 ». Une dernière question permet de reformuler l’ambition du livre et de résumer le parcours intellectuel de son auteur depuis les années 1980 : que voulons-nous des images ? Qu’elles soient des adversaires à dominer ou des compagnons à suivre ? Il y a bien longtemps que W. J. T. Mitchell a répondu à cette question, en voyant dans les images des amitiés en puissance, des forces alliées potentielles qu’il convient de choisir avec d’autant plus de soin que l’on doit se battre à leur côté. Car si nous ne savons pas ce que nous voulons des images, les images, quant à elles, savent parfaitement ce qu’elles veulent de nous : « des attentions patientes et prolongées » (p. 67). Or toutes ne les méritent pas, et c’est là que l’iconophilie doit aussi trouver sa limite. Donner de l’attention aux images, ou la leur refuser, voilà bien une affaire politique qui nous concerne, collectivement7. À celles et ceux qui s’en préoccupent, Image Science a quelques conseils d’ami à prodiguer.
Référence : Maxime Boidy, « W. J. T. Mitchell, Image Science. Iconology, Visual Culture and Media Aesthetics, 2015. », Transbordeur. Photographie histoire société, no 1, 2017, pp. 210-211.