Entre octobre 2015 et janvier 2016 s’est tenue à Paris aux musées de l’Orangerie et d’Orsay1 l’exposition Qui a peur des femmes photographes ?, qui s’est donné pour but de « rompre avec l’idée encore largement partagée selon laquelle la photographie, outil mécanico-chimique de reproduction, aurait été une simple affaire de technique et donc ‹ d’hommes › ». Le catalogue de l’exposition rend compte de cette entreprise. Il s’inscrit en cela dans la lignée de publications et d’expositions qui, à partir des années 1970, et plus encore depuis les années 1990, ont réévalué la contribution des femmes à l’histoire du médium2, sous l’impulsion d’historiennes de l’art féministes prenant le contrepied d’une historiographie et de politiques institutionnelles qui tendent à privilégier les hommes comme créateurs, les femmes étant confinées au rôle de modèles ou d’assistantes. Dans un contexte institutionnel français peu enclin à l’intégration de la catégorie de genre dans l’histoire de l’art et les musées, l’exposition marque l’institutionnalisation progressive de ces questions, comme avant elle l’accrochage de l’exposition Elles@centrepompidou en 20093. Le titre de l’exposition, sous forme d’interrogation au présent, fait d’abord signe vers une exposition compensatoire, qui remédierait à des décennies d’invisibilité des femmes photographes en leur conférant l’aura prestigieuse de grandes institutions muséales. Mais il sous-tend une autre ambition non moins stratégique pour l’avenir, celle d’identifier les causes de cette marginalisation, augurant d’un possible infléchissement des politiques muséales d’acquisition, de conservation ou de valorisation. Or il n’est pas évident de tenir ce double impératif : rendre justice aux femmes dans l’histoire de la photographie tout en manifestant clairement leur invisibilité. Cette tension explique certaines incohérences, qui se retrouvent dans la qualité inégale des articles du catalogue. Ceux-ci éclairent cependant, dans une perspective diachronique, plusieurs aspects passionnants de cette question que nous allons ici détailler. Le catalogue s’ouvre en effet sur un texte très stimulant de Abigail Solomon-Godeau, le plus abouti de l’ouvrage. Elle y montre avec quelle constance les productions des femmes photographes ont été reçues à travers un prisme genré, quand elles n’étaient pas tout bonnement ignorées. Abigail Solomon-Godeau prône une stratégie politique muséale claire : rendre visible la présence des femmes dans l’histoire des pratiques photographiques non en érigeant de nouvelles figures exceptionnelles, mais en réécrivant de façon critique des histoires de la photographie et de la culture visuelle, inscrites dans des pratiques sociales et collectives.
Sans prétendre à une telle vue d’ensemble, l’article de Thomas Galifot met habilement l’accent sur la dimension « androcentrique » caractérisant le milieu photographique français dès sa constitution. Par des exemples nombreux issus de publications du XIXe siècle, il met en évidence les mécanismes freinant la reconnaissance des femmes amateures et professionnelles, notamment par leur mise en stéréotypes dans les discours et dans la culture visuelle. Dominique de Font- Réaulx, quant à elle, souligne le rôle essentiel de l’historiographie dans l’invisibilité a posteriori des femmes photographes du XIXe siècle, citant comme contre-exemple l’importance de la publication par Alfred Stieglitz des travaux de Julia Margaret Cameron pour sa postérité. La mention du statut subalterne des filles et épouses travaillant avec leurs proches masculins dans le milieu photographique explique – sans qu’elle soit explicitée – sa conclusion sur la probable absence de grandes photographes françaises. Le texte de Patricia Di Bello lui fait écho en mettant l’accent, dans la sociabilité britannique de la même époque, sur la fonction sociale des albums. Les femmes participent pleinement à ce processus, comme travailleuses dans le secteur florissant de la photographie commerciale et comme parties prenantes des réseaux mondains échangeant de telles images, faisant souvent preuve d’innovations visuelles remarquables.
Suivant l’évolution de la situation, Sandrine Chene rapproche les contextes français et états-uniens du tournant du siècle en explorant l’investissement émancipateur de femmes dans le pictorialisme. Dans un article fouillé, Helen Adkins restitue le contexte politique permettant de comprendre comment cette prise en main photographique s’inscrit dans une lutte pour l’émancipation, la femme photographe étant un avatar par excellence de la Nouvelle Femme, libre et indépendante. Face à la misogynie instituée, qui se pratique même dans les institutions dont les acteurs se pensent progressistes – comme le Bauhaus –, la conquête de la photographie et notamment du nu constitue une véritable réappropriation féministe du corps et de son image. Marie Robert aborde ces réappropriations de l’entre-deux-guerres sous l’angle des productions écrites des femmes photographes sur le médium. Elle interprète à juste titre ces travaux comme autant de réécritures de l’histoire et de la théorie de la photographie, contredisant l’omniprésence des hommes.
Marion Beckers et Elisabeth Moortgat, quant à elles, décrivent avec minutie des autoportraits de femmes photographes – dont la reproduction manque malheureusement parfois. Elles les désignent de façon convaincante comme des parangons de la modernité et de l’émancipation sexuelle, dressant un parallèle avec les manifestes luttant pour le droit des femmes à exercer dans le champ photographique. Beverly Brannan rappelle la participation croissante de femmes au photojournalisme durant cette même période, même si l’on regrette que l’auteure ne mette pas à profit la puissance esthétique des images représentées. Le texte de Daniel Girardin atteste l’investissement de femmes, richement documenté photographiquement, dans la pratique du voyage durant toute la période coloniale, mais il est affaibli par le postulat de l’existence d’un regard spécifiquement féminin. Enfin, Ulrich Pohlmann sonde l’historiographie germanophone pour déceler dans quelle mesure les femmes photographes y ont été représentées. Leur absence quasi systématique est relevée, sans que les facteurs explicatifs en soient véritablement éclairés. À l’instar de l’exposition dont il rend compte, le catalogue ne laisse aucun doute sur la grande beauté et la fascinante diversité des travaux des femmes photographes en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, de la naissance de la photographie à 1945. Il offre des éclairages intéressants sur leur marginalisation et sur leur lutte pour l’appropriation d’un médium qui a été historiquement conçu comme androcentrique. Cette contextualisation historique bien menée permet d’éclairer le présent sous un jour nouveau, potentiellement émancipateur. Pourtant, un choix de textes plus restreint parmi cette douzaine d’essais aurait sans doute évité certaines contradictions. Au-delà de la maladresse de certaines affirmations essentialistes détonant avec le premier article résolument déconstructiviste, l’historicisation des mouvements de masculinisation et de féminisation de la pratique est parfois contradictoire d’un article à l’autre, même s’il est vrai que ce flou résulte du manque cruel d’études empiriques solides permettant une véritable périodisation. Enfin, les méthodes à employer pour remédier à cette invisibilité diffèrent selon les points de vue : Dominique de Font-Réaulx prône la multiplication des biographies de femmes photographes, tandis qu’Abigail Solomon-Godeau appelle de ses voeux une réinterprétation des pratiques photographiques selon un prisme socioculturel. Montrer à la loupe grossissante la présence et la qualité exceptionnelle des femmes photographes est une étape nécessaire pour contredire les stéréotypes les plus primaires sur l’absence de femmes dans l’histoire de la photographie. Ce catalogue stimulant oeuvre à ces réflexions et à leur institutionnalisation ; il est utile pour asseoir leur légitimité et participer à la transformation des pratiques et des discours qui président à l’élaboration des expositions. Cependant, cette stratégie ne saurait devenir un horizon à long terme. En effet, le recours au prisme féministe perd sa charge critique s’il se réduit à revendiquer la présence de femmes dans l’histoire de la photographie, plutôt que d’engager une réévaluation de la façon dont l’ensemble du champ photographique – dans ses dimensions professionnelles, institutionnelles, esthétiques, sociales – est structuré par des rapports de pouvoir dont le genre est un élément déterminant, comme l’avaient fait avec originalité les études féministes des années 1970. Une partie des articles du catalogue développe ces enjeux cruciaux, sur la mise à l’écart – toujours d’actualité4 – des femmes de cette activité créatrice, sur le système de genre qui influence jusqu’aux discours historiographiques et institutionnels, et sur la lutte des actrices de cette histoire. La vigilance reste toutefois de mise pour que cette dimension critique ne soit pas réduite à peau de chagrin, à l’échelle du catalogue comme à celle des musées et du monde universitaire.
Référence : Véra Léon, « Thomas Galifot, Ulrich Pohlmann, Marie Robert (dir.), Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, 2015 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 1, 2017, pp. 200-201.