L’esprit fumiste a-t-il existé en photographie ? On savait la fin de siècle traversée par un vent d’irrévérence et d’humour confinant à l’absurde, porté par Charles Cros et Alphonse Allais, par Jules Lévy et la revue du Chat Noir, par le salon des Incohérents et la critique anarchiste, mais que le goût de la blague ait été diffusé largement par la photographie était encore méconnu avant que Clément Chéroux ne mène ses premiers travaux dans les années 2000. Les jeux photographiques n’avaient jusqu’alors jamais fait l’objet d’une étude approfondie. Le contexte dans lequel s’inscrivent ces travaux conjugue plusieurs courants historiographiques : les études littéraires sur l’« esprit fumiste » de Daniel Grojnowski1 ; l’important courant d’études cinématographiques sur ce que Tom Gunning a appelé le « cinéma des attractions »2 ; les études sur la photographie « vernaculaire » ou « amateur » portées par un large courant d’histoire du quotidien et d’histoire visuelle, qui va de Timm Starl à Nora Mathys en passant par André Gunthert3. Clément Chéroux s’est inscrit dans ce courant en explorant une voie singulière, celle des jeux et déformations photographiques – ce qu’il a appelé la Fautographie4, l’erreur photographique comme ressort esthétique –, jusqu’à explorer, à l’instar de Peter Geimer5, les expérimentations spirites, magnétiques et psychophotographiques, influencées au tournant du siècle par la découverte du rayon X. Plus de dix ans après avoir soutenu sa thèse, Clément Chéroux la publie aujourd’hui fortement remaniée et augmentée d’une imposante iconographie (281 images, pour la plupart inédites), rassemblée en un livre d’une grande qualité d’impression.
« Après avoir été une expérience scientifique, la photographie est maintenant devenue un jeu », écrivait August Strindberg en 1896. L’auteur décrivait alors une tendance qui s’accentua au début du XXe siècle, où les propriétés du médium étaient utilisées pour leurs effets comiques ou divertissants, que Clément Chéroux réunit sous le qualificatif de « récréations photographiques » en reprenant le vocable d’Albert Bergeret et Félix Drouin6. Impressions lumineuses directes produites par un arc électrique, par de la limaille de fer aimantée, par l’application d’un objet ou d’une plante, combinaisons – une tête plaquée sur un corps différent –, dédoublements, démultiplications, distorsions produites par des miroirs déformants, par le « rigoloscope » (un prisme déformant inventé par l’opticien Farjon) ou par des effets de raccourci, superposition par « obturateur transformiste » (déposé par Louis Ducos de Hauron), solarisations et brûlages en tout genre… ces incongruités photographiques sont produites par différentes techniques qui peuvent être chimiques ou optiques. Très dépendantes de la popularisation du médium photographique grâce au gélatino-bromure d’argent, ces « récréations photographiques » ne s’appuient pas moins sur des usages antérieurs, comme l’album victorien, ou des traditions comiques dont d’autres auteurs ont déjà rendu compte, comme Michel Melot ou Ségolène Le Men7.
Clément Chéroux a choisi de classer ces divertissements sous deux catégories : d’une part les récréations instructives, par lesquelles on tente de faire passer une connaissance de la physique ou de la chimie, ou encore une expérience esthétique sérieuse en jouant avec le support photographique ; d’autre part les récréations attractives, qui n’ont pour but que leur effet comique, utilisant principalement le ressort de la déformation du corps ou du visage pour le bonheur des photographes de foire ou d’atelier, des amateurs parfois. À la différenciation formelle se superpose donc une différenciation fonctionnelle qui permet, dans le cas des récréations instructives, de tirer le statut d’amateur vers le haut – un loisir certes divertissant mais vertueux. Ainsi le « mouvement récréatif » aspire à une « légitimation par le pluralisme populaire » (p. 33), quand les pictorialistes de la même époque aspiraient à une légitimation par la référence exogène à la peinture. Mais, à trop parler de « mouvement » – la dénomination revient à de nombreux endroits du texte –, à lui prêter des revendications à la légitimité culturelle, ne risque-t-on pas de figer un phénomène protéiforme ?
La question de l’ampleur et de la diffusion du phénomène de la photographie récréative fait l’objet du deuxième chapitre. Le rapprochement avec d’autres traits culturels du tournant du siècle laisse penser que ces récréations connaissaient une belle audience : le cinéma des attractions d’abord, dont Méliès rappelait, dans une lettre à G.-Michel Coissac publiée en 1925 (p. 79), la proximité avec les trucages et effets optiques des récréations photographiques ; la presse illustrée ensuite, comme La Vie au grand air, Je sais tout, La Vie illustrée, en pleine expansion et friande d’images comiques envoyées par les amateurs pour amuser le lectorat – on en retrouve des traces dans la presse des années 1930 (p. 87) ; la carte postale fantaisiste également, dont Bergeret, éditeur en 1890 d’un des premiers manuels de photographie récréative, devient un producteur à succès, avec en 1903 une entreprise de plus de 100 employés pour un volume de 90 millions de cartes produites (p. 92) ; la photographie de foire enfin, qui, face à la concurrence des ateliers, développe des trésors d’inventivité pour attirer et amuser la clientèle avec ses « trucs », « attractions », « fantaisies », « curiosités » du « multiphoto » au tir photographique (p. 101). Qualifier de « populaire » ce loisir pose toutefois un problème méthodologique. On attend, au-delà de sa description, une qualification plus fine du mouvement, tirant parti des spécificités du tournant du siècle. Il ne s’agit certes pas d’une invention des classes ouvrières ou paysannes, mais bien de l’expression d’un humour de la classe moyenne, soutenue par des éditeurs de vulgarisation scientifique comme Charles Mendel ou Charles Chaplot. S’agit-il ici de l’expression d’un humour populaire ou du détournement de la culture positiviste et moraliste de la IIIe République par des classes moyennes éduquées ? À quel point peut-on parler de « culture visuelle » – le terme n’apparaît pas – fin de siècle ?
Le troisième et dernier chapitre répond à la problématique générale contenue dans le titre – après avoir décrit la genèse, puis la diffusion des récréations photographiques, Clément Chéroux démontre sa pénétration dans la culture de l’avant-garde surréaliste et constructiviste de l’entredeux- guerres. Outre que les surréalistes étaient de grands amateurs du cinéma des premiers temps, ils ont été, comme les dadaïstes allemands Raoul Hausmann, Hannah Höch ou George Grosz, de grands collectionneurs d’images découpées dans les journaux et de cartes postales fantaisistes (p. 156-157). Ajoutons-y le goût des surréalistes pour le jeu et les effets du hasard, et l’on comprend alors bien l’importance qu’a pu revêtir ce qui ne s’appelait désormais plus « récréations » mais « curiosités photographiques ». Miroirs déformants et têtes coupées chez Henri Cartier-Bresson et André Kertész, superposition chez Alexandre Rodtchenko, fantômes et solarisations de Man Ray, démultiplication chez Marcel Duchamp, brûlages de Raoul Ubac… le répertoire des incongruités fin de siècle semble servir joyeusement les pratiques artistiques. À la recherche formelle s’ajoute bien souvent un humour puisé dans la culture des fêtes foraines et des jeux photographiques.
À considérer la structure de l’ouvrage, avec sa dernière partie sur les avant-gardes et son titre explicitement orienté vers les expérimentations esthétiques des années 1920, on pourrait croire à une vision en deux temps, décrivant l’avènement d’une culture « populaire » appropriée, sublimée par la geste artistique moderne. Mais c’est faire injustice aux précautions méthodologiques nombreuses que Clément Chéroux évoque avec insistance dans l’introduction et en fin de troisième chapitre. Ni « discours des origines » de l’« avant-garde » (p. 9-15) ni vision dichotomique du « high » et du « low », cette étude entend tenir compte des débats évoqués à grands renforts théoriques : Marc Bloch pour conjurer le « mythe des origines » (p. 10) ; Rosalind Krauss pour rappeler combien, avec l’exposition High and Low du MoMA en 1990 (p. 151), l’idée d’une « sublimation » du populaire par les artistes a pu reproduire la différence qu’elle prétendait supprimer. À la notion d’« appropriation », Clément Chéroux préfère celle de « conversion », métaphore fiduciaire qui suppose un même niveau d’égalité entre les différentes cultures. Voilà donc un ouvrage qui rétablit le rôle incroyablement innovant des jeux visuels dans la culture de la fin du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres.
Référence : Christian Joschke, « Clément Chéroux, Avant l’avant-garde. Du jeu en photographie (1890-1940), 2014 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 1, 2017, pp. 196-197.