Clémence Imbert, Les Couvertures de livres. Une histoire graphique, 2022
Max Bonhomme

L’ouvrage de Clémence Imbert, sans prétendre « couvrir » totalement son sujet, vient combler un manque flagrant dans l’histoire visuelle, l’histoire du design graphique et l’histoire de l’édition. En effet, la couverture de livre est un objet aussi massivement présent dans notre environnement quotidien qu’il brille par son absence dans la recherche historique – comme si le travail du texte nous faisait oublier l’objet graphique qui en est le véhicule. Plutôt que d’aborder le sujet de façon segmentée, en s’intéressant uniquement à certains graphistes ou certaines maisons d’édition prestigieuses, Clémence Imbert a le mérite de tenter une synthèse générale, sans se limiter à une zone géographique et sur un long XXe siècle. Le livre se distingue aussi par un parti pris fort judicieux, bien qu’il ne soit pas formulé explicitement. Il ne s’attache pas aux « beaux-livres », notamment les livres d’art, d’architecture et de design, qui constituent souvent l’essentiel des titres valorisés dans les différents concours des plus beaux livres, comme ceux organisés en Suisse et en Allemagne. Il ne s’agit pas non plus du livre rare, de l’objet bibliophilique, mais plutôt de l’édition ordinaire à grand tirage, du livre populaire, du livre de poche, du paperback. C’est bien là tout le mérite de cette « histoire graphique », qui ouvre, au-delà de l’histoire du livre, vers la culture visuelle dans son ensemble.
Le propos est organisé efficacement en six chapitres formant typologie, selon une structure très simple, qui sans être strictement chronologique dessine néanmoins les contours d’une évolution générale dans l’économie visuelle de l’édition : l’émergence de la couverture moderne avant le XXe siècle ; la couverture typographique ; l’illustration originale ; la couverture photographique ; la standardisation des couvertures par collection; la couverture d’iconographe, réalisée à partir d’images préexistantes. Chaque chapitre est suivi d’un court interlude qui met à l’honneur les cas exemplaires de différentes options formelles : le dos du livre et son ornementation ; la profusion typographique ; les portraits d’auteurs ; les « photo-graphismes » abstraits ; l’effet d’étiquette.
Le premier chapitre trace à grands traits les évolutions matérielles du codex et ses modes de couvertures (reliure en cuir, cartonnage, débuts de la couverture papier) avant l’ère industrielle et jusqu’à l’aube du XXe siècle. Succincte, cette ouverture ne contentera peut-être pas les spécialistes de l’histoire du livre dans la première modernité, mais elle établit efficacement les prémices de ce qui constitue le véritable enjeu de l’ouvrage : les transformations du livre consécutives à l’émergence du graphisme comme discipline, que la plupart des spécialistes situent dans les dernières décennies du XIXe siècle. Les pages consacrées au décor des cartonnages sont particulièrement éclairantes pour ce qu’elles révèlent de la nouvelle implication des dessinateurs dans la conception des couvertures et par la fine analyse des contraintes techniques propres à ce type de support (notamment l’utilisation de la teinte du papier comme un élément de composition à part entière).
Alors que la prédominance du cartonnage illustré caractérise une bonne partie de l’édition anglophone au début du XXe siècle, la couverture purement typographique apparaît souvent comme une spécificité française, exemplifiée par la « Blanche » de Gallimard, qui incarne l’autorité de la littérature censée pouvoir se passer de toute évocation iconique. Mais au-delà d’une stricte opposition entre des préférences nationales – qui ont pu faire dire à Maximilien Vox que la couverture française était «irrévocablement liée à la typographie nue » – Clémence Imbert met bien en valeur la diversité des choix typographiques qui s’offrent à l’éditeur, d’autant plus lorsque celui-ci s’adjoint les conseils d’un graphiste «maison». On appréciera à ce sujet les pages consacrées à la collaboration entre Stanley Morison et Victor Gollancz, et celles consacrées au travail de l’Allemand Berthold Wolpe pour l’éditeur anglais Faber & Faber. Dans le détail, l’analyse des références culturelles et des connotations suscitées par tel ou tel choix typographique sont fort éclairantes et le chapitre est riche de bien d’autres exemples.
Le troisième chapitre, consacré au travail des illustrateurs, aborde plus frontalement l’édition populaire souvent jugée de mauvais goût, à l’exemple du paperback américain qui servira de modèle pour les collections de poche lancées en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Il est moins question ici de subtilité typographique que du potentiel commercial de l’image : la couverture illustrée est faite pour vendre en grande quantité, alors que s’accroît la masse du lectorat. Dans ce nouveau marché du livre à bas coût, les illustrateurs travaillent à un rythme effréné et ne peuvent que recourir à des stéréotypes. L’auteure montre bien comment ces recettes formelles, très proches de l’affiche de cinéma et particulièrement prisées pour les romans policiers ou sentimentaux, migrent vers des titres supposément plus sérieux et des classiques de l’histoire littéraire à l’occasion de leur réédition dans un format de poche. Mais la couverture de livre n’est pas non plus hermétique aux différents courants de l’art moderne, et l’auteure montre aussi la façon dont certains illustrateurs et graphistes ont pu s’inspirer de l’abstraction, du collage (Paul Rand) ou encore du psychédélisme pop (Push Pin Studio).
Le chapitre consacré aux couvertures photographiques est l’occasion de revenir sur quelques moments fameux dans l’histoire des avant-gardes et leur relation au livre populaire. En effet, si les premières couvertures photographiques s’appliquent plutôt à des romans policiers, le genre fascine les photographes proches du surréalisme, comme Roger Parry, qui signe une série de couvertures pour Gallimard. En Allemagne se distingue le travail de John Heartfield pour l’éditeur communiste Malik Verlag, qui popularise la pratique du photomontage. À travers son usage du collage et du photomontage, l’héritage des avant-gardes est manifeste chez Pierre Faucheux, sans doute le graphiste le plus prolifique de l’édition française après 1945, dont le travail est commenté à plusieurs endroits du livre.
Suit un chapitre très éclairant sur la normalisation des couvertures en fonction des différentes collections proposées chez un même éditeur, et c’est sans doute ici que la notion de design graphique est la plus appropriée : l’intervention du typographe ou du graphiste consiste en effet ici à concevoir la structure générale, le canevas, dans lesquels s’insère ensuite la composition des différents titres. L’exemple le plus connu est sans doute celui de Penguin Books, avec leurs couvertures composées de trois bandes horizontales, dans des couleurs qui varient selon le genre du livre. Dans le contexte d’après-guerre, avec la professionnalisation des graphistes et le développement de la corporate identity, le design de couverture devient, avec le logo, l’équivalent d’une image de marque. La rigueur du fonctionnalisme typographique «suisse», fondé sur l’emploi d’une grille modulaire, s’il sert de base à beaucoup de ces compositions, est régulièrement transgressé par des graphistes à la sensibilité surréaliste, comme le Français Massin. Notons ici que le livre de Clémence Imbert trahit une certaine préférence à l’édition littéraire, laissant parfois de côté l’intérêt graphique que peuvent comporter les collections dédiées aux sciences et à la « non-fiction » en général, trop brièvement évoquées dans cette partie.
En écho aux travaux récents sur les banques d’images et sur le métier d’iconographe, le dernier chapitre met en évidence la transformation la plus flagrante qui touche les couvertures de livres à partir des années 1980 environ : la prédilection pour le remploi d’images préexistantes, par rapport aux illustrations et photographies originales. En effet, à mesure que l’économie de l’édition se concentre autour de quelques grands groupes, la conception des couvertures tend à se standardiser et l’essentiel des options se concentrent sur le choix de l’image d’illustration, généralement une œuvre d’art ou une photographie fournie par des banques d’images commerciales. L’éventail des rapports entre le contenu du texte et l’image sélectionnée reste cependant très large, comme sont diverses les possibilités de mise à l’échelle par rapport au format des couvertures.
On soulignera pour finir la grande richesse de l’iconographie, qui fait de ce livre une ressource importante et un point de départ pour de futures recherches monographiques sur des graphistes, des illustrateurs ou des éditeurs encore trop peu étudiés. L’abondance des reproductions et leur éclectisme donne parfois à l’ouvrage l’aspect d’une collection commentée, même si elle est exempte de toute préciosité bibliophilique. Il est sans doute significatif à cet égard que bien des ressources aient été tirées de sites de vente en ligne ou de collections particulières, ce qui pointe les difficultés qu’il y a à écrire une histoire du design graphique à partir des ressources habituellement offertes par les musées ou les bibliothèques. Les archives d’éditeurs et de graphistes existent pourtant – l’auteure y a eu recours dans certains cas –, on peut donc espérer qu’un ouvrage de ce type suscitera de nouvelles recherches, plus ciblées, dans le vaste domaine de l’histoire du design graphique.

Référence : Max Bonhomme, « Clémence Imbert, Les Couvertures de livres. Une histoire graphique, 2022 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 8, 2024, pp. 196-197.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture