Qui n’a jamais vu de photomontage ? Qui ne s’est jamais amusé de la tête de quelqu’un sur le corps d’un autre, d’un personnage sur un fond improbable ou d’une sardine géante découpée pour boucher le port de Marseille ? La photographie, comme tous les procédés de reproduction, a favorisé ces pratiques. On en connaît les variantes populaires dans l’album victorien ou les jeux photographiques de foires, comme les manifestations artistiques plus maîtrisées de l’avant-garde dadaïste, surréaliste ou constructiviste.
Ces productions visuelles n’ont que rarement dupé leurs spectatrices ou spectateurs. Le propre de ces pratiques n’est-il pas justement d’en révéler les coutures, quelle que soit l’unité de la composition finale ? Le montage est une rhétorique qui, quand bien même elle estompe les marques de l’assemblage, ne s’affranchit guère de l’hétérogénéité des pièces qui le composent. Il en ressort une excitation très singulière de l’imagination, portée vers la reconnaissance des parties pour embrasser le tout. Le fragment est ainsi la condition irréductible de l’intelligence de l’ensemble.
Or avec l’essor récent des intelligences artificielles et la diversification des pratiques visuelles sur les réseaux sociaux, nous disposons aujourd’hui de nouveaux outils de production de photographies, dont les principes ne sauraient se réduire au photomontage tel qu’il fut pratiqué dans le sillage des avant-gardes artistiques. Ils nous font davantage penser aux « photographies composites » promues par Francis Galton, alors sous l’égide d’une anthropologie statistique fortement teintée d’idéologie eugéniste. Ce sont d’étranges compositions, dont les marques de « suture » s’effacent sous un effet de réel dont les algorithmes ont le secret. Ces nouvelles images, qui donnent la part belle au traitement automatisé, reposent désormais sur la nécessité de maîtriser de vastes corpus d’imagessources, sur des méthodes de fusion, sur le langage des métadonnées, sur des règles statistiques de probabilité servant à produire une forme à partir de sa description. Les « réseaux de neurones », ainsi qu’on appelle ces machines dédiées au traitement de l’information, prennent une telle importance que notre rapport aux images s’en trouve bouleversé. Ils ont rompu définitivement le « pacte indiciel » associé à la photographie, nous projetant dans un espace virtuel fantasmé par la machine, peuplé d’images faites d’images.
Référence : La rédaction, « Éditorial », Transbordeur. Photographie histoire société, no 7, 2023, pp. 2-3.