« – Qu’est-ce qui vous a décidé à livrer ces informations ? demande Glenn Greenwald à Edward Snowden.
– Au cœur du problème se trouve le pouvoir de l’État et la question des moyens que les individus peuvent mobiliser pour s’opposer à ce pouvoir. Nous étions employés à concevoir des outils informatiques pour l’amplifier par des moyens non légaux. Durant la campagne présidentielle, les démocrates s’étaient engagés à limiter son étendue. Or j’ai vu l’administration Obama trahir ses promesses, pire, devancer les mécanismes contre lesquels elle prétendait lutter, en particulier avec l’usage des drones dont tous les collaborateurs de la NSA pouvaient voir les images sur leurs ordinateurs de bureau…
– … en temps réel ? demande Laura Poitras.
– Oui, en temps réel. »
Ce passage du documentaire Citizenfour (2014) de Laura Poitras marque un moment crucial du film, où, quelques heures avant la divulgation des archives secrètes de la NSA, le désormais célèbre lanceur d’alerte explique l’origine de sa démarche. Pourquoi avoir consenti à mettre sa vie en danger, renoncé à sa liberté, bref bouleversé son existence en diffusant des milliers de documents compromettants ? Pour tenter de limiter le pouvoir de l’État ? Certes, c’est là le principe général. Mais le moment décisif est la confrontation à des images : dans son explication sur le renforcement des dispositifs de surveillance de la NSA, Snowden met en avant les milliers de drones qui « filment durant des heures » des individus suivis par les services secrets américains. « Nous disposions de listes interminables de codes d’identification de drones, poursuit-il, sur lesquels nous pouvions cliquer pour accéder à des images de faible résolution, en temps réel. » En un clin d’œil, dans un des entretiens majeurs de l’histoire du journalisme d’investigation, le système de surveillance de la NSA se trouve assimilé, par une habile métonymie, à un de ses outils : les images filmées depuis le ciel pour traquer les individus.
Le présent numéro de Transbordeur s’interroge sur les relations de pouvoir induites par ce qu’il faut appeler ici « l’image verticale ». Les vues du ciel, si esthétiques qu’on puisse les trouver, charrient avec elles une charge de violence et de domination liée au dispositif de surveillance. Cette charge s’explique par une histoire longue. Des missions aériennes du Levant envoyées par l’armée française en Syrie pour lutter contre la révolte au lendemain de la Grande Guerre, jusqu’aux drones de la police pointés sur les manifestants parisiens contre la loi de réforme des retraites, se dessinent des pratiques nouvelles d’observation depuis le ciel. L’évidence avec laquelle ces technologies s’imposent à nous aujourd’hui ne doit cacher ni la complexité des dispositifs ni la résistance du terrain qu’ils prétendent contrôler. Pour devenir « lisible », une vue prise d’un avion, d’un drone ou d’un satellite doit subir des transformations, passer par des filtres, être décodée et recomposée patiemment par des agents humains ou informatiques, afin que d’une vision mobile et sans repères émerge une image au sens plein du terme.
Mais dans cette construction de l’image verticale où le dispositif étend son empire sur le territoire et sur les corps, des renversements sont possibles. L’utopie de la guerre propre et de la surveillance indolore se transforme parfois en champ de bataille pour les puissances qui entendent abuser du principe de transparence. Les initiatives récentes comme les films de Laura Poitras et le projet Forensic Architecture promeuvent une forme de « sous-veillance » et de « contre-visualité », pour reprendre les concepts élaborés par Nicholas Mirzoeff. Elles montrent que les personnes observées se retournent plus d’une fois contre ces puissances : la lutte pour l’image verticale est loin d’être terminée.
Référence : La rédaction, « Éditorial », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 2-3.