Cet ouvrage collectif réunit douze essais autour de la question du ruin porn. L’expression recouvre diverses pratiques d’images de ruines du monde industriel (usines désaffectées, quartiers sinistrés, centres commerciaux abandonnés). Ces pratiques se sont particulièrement développées dans la foulée de la crise économique de 2008 pour témoigner de la situation désastreuse des villes déjà sinistrées de la rust belt, la « ceinture de rouille » américaine. La ville de Detroit dans le Michigan, naguère capitale de l’industrie automobile, est ainsi rapidement devenue le sujet de prédilection des photographes et des communautés d’explorateurs urbains à l’affût de motifs et d’expériences inédits. Certaines images quelque peu sensationnalistes comme celles du photographe Andrew Moore (Detroit Disassembled, Damiani/Akron Art Museum, 2010) ont provoqué de vives critiques : le manque de mise en contexte et l’occultation des problèmes sociaux endémiques à l’origine de ces ruines, notamment le racisme, ont été montrés du doigt. Les photographes en question ont également été attaqués du fait qu’ils étaient étrangers à Detroit et donc nullement touchés par la détresse et la pauvreté qu’ils cherchaient à décrire. Dans ce contexte, le phénomène du ruin porn a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs du monde anglo-saxon, générant une littérature considérable dans les années 2010.
Siobhan Lyons s’inscrit dans la lignée des travaux fondateurs de l’historienne de l’art Dora Appel sur la ville de Detroit (Beautiful, Terrible Ruins. Detroit and the Anxiety of Decline, New Brunswick, N. J., Rutgers, 2015), qui questionnaient la fascination exercée par les images du deindustrial sublime et leur capacité à apaiser l’anxiété de la société post-industrielle. L’ouvrage de Lyons élargit cependant les aires géographiques prises en compte et revisite certains partis-pris méthodologiques. Au-delà de l’exemple de Detroit, qui fait l’objet de deux chapitres (Kate Wells, Christopher T. Gullen), le volume rassemble des études sur le South Bronx à New York (Joseph Donica), Cleveland dans l’Ohio (Susann Köhler), Gosford en Australie (Nancy Cushing, Michael Kilmister et Nathan Scott), ainsi que sur les ruines de Pripyat, à proximité de Tchernobyl (Michelle Bentley). D’autres auteurs examinent les ruines périurbaines et rurales, aux États-Unis (Amanda Firestone, Stephen Crompton et Corey George) ou sur l’île de Pitcairn dans le Pacifique Sud (Joshua Nash et Martin Gibbs). Un essai sur l’image animée élargit par ailleurs le propos aux paysages post-apocalyptiques, en interrogeant la possibilité de construire des utopies sur les ruines du capitalisme (Felix Kirschbacher). Enfin, deux auteurs traitent des communautés d’explorateurs urbains, dont l’importance a été primordiale pour l’avènement du ruin porn : ils questionnent leurs pratiques photographiques, leurs usages des réseaux numériques, leurs stratégies de représentation, ainsi que les manuels techniques qu’ils publient (Susan A. Crane et André Jansson).
Divisés en quatre parties, dont l’organisation thématique n’est pas toujours très explicite, les essais éclairent d’un regard multidisciplinaire les complexités de ce phénomène culturel, en interrogeant un grand éventail d’images fixes et animées, issues de la presse écrite et télévisuelle, des sites internet de communautés d’explorateurs urbains et de l’industrie du « tourisme macabre » (dark tourism), du cinéma et des séries, ainsi que de pratiques archéologiques ou artistiques. Les méthodes mobilisées sont aussi diverses que les sources, avec des contributions de chercheurs venant de tous les horizons : relations internationales, politique publique, littérature, histoire, communication et médias, archéologie, économie, linguistique et musicologie. Si l’ouvrage compte deux chapitres qui traitent spécifiquement de l’histoire et de la pratique de la photographie, sa richesse réside davantage dans la variété des sources et des cadres théoriques qui, issus de disciplines multiples, ouvrent des pistes de réflexion intéressantes pour l’histoire de la photographie.
S’agissant du débat entourant l’expression ruin porn, qualifiée de « douteuse et inefficace » dans l’introduction (Lyons, p. 2), il est traité par l’ensemble des auteurs à des degrés variables. L’analogie avec la pornographie est récurrente, tantôt pour décrire le caractère obsessionnel des images et la mise à distance sociale et spatio-temporelle des sujets (Wells, p. 20), tantôt pour dénoncer l’exploitation et l’esthétisation des vestiges de crises économiques et sociales. La diversité des ruines examinées pose la question de ce qui relève du ruin porn. Dans l’étude de l’île de Pitcairn notamment, les auteurs (un archéologue et un linguiste) se définissent eux-mêmes comme des « fétichistes diachroniques » qui photographient des ruines afin de préserver des traces archéologiques d’une culture insulaire en passe de disparaître (Nash et Gibbs, pp. 150-151). Quant à la définition des ruines, André Jansson en distingue trois catégories : les sites patrimoniaux (les « ruines institutionnalisées »), les sites en cours de réaffectation (les « ruines transitoires ») et les lieux complètement abandonnés (les « ruines ouvertes »). Ce sont ces derniers qui susciteraient un regard d’ordre « pornographique » par leur état indéfini, leur « porosité étendue » invitant à l’exploration et à la spéculation inventive sur leur passé et leur avenir – une projection que Jansson appelle l’« authenticité imaginative » (imaginative authenticity, pp. 220-221).
Sans la nommer en tant que telle, Lyons évoque la performativité du ruin porn. Selon elle, les images des bâtiments et d’autres objets en décomposition nous renvoient à notre mortalité et cristallisent des récits apocalyptiques. L’efficacité du ruin porn résiderait dans sa capacité à mettre à distance cette destruction : ce sont des images abstraites et décontextualisées de notre propre mort, voire de l’anéantissement de l’espèce humaine que l’on perçoit en tant que spectateur distancié (p. 2).
Se pose de même la question de l’agentivité (agency) du photographe (ou du cinéaste) qui construit l’image des ruines, tout comme du spectateur qui la décrypte, l’un comme l’autre à partir de valeurs et de savoirs situés. Or, le choix des techniques photographiques est partie prenante de la construction du ruin porn. Dans un chapitre passionnant qui revisite Detroit, Kate Wells examine comment les techniques de manipulation numérique comme la photographie HDR (High Dynamic Range) « perpétuent la théâtralité des paysages abandonnés, accentuant les contrastes pour recréer la tension surréaliste ressentie sur place », mais impossible à reproduire sans manipuler l’image (p. 19). Comme Dora Apel, Wells affirme que la beauté des images HDR apaise l’anxiété de la destruction et banalise les inégalités sociales à l’origine des ruines de Detroit, menant à « une standardisation de l’abstraction et de l’évasion » (p. 21). De même, Christopher Gullen et Joseph Donica montrent comment les photographies des ruines à Detroit et au South Bronx sont systématiquement cadrées de manière à faire oublier le hors-champ, alors que les sites abandonnés avoisinent en réalité des bâtiments parfaitement intacts et des rues commerçantes animées. La diffusion d’images de sites abandonnés sortis de leur contexte crée ainsi des perceptions biaisées des deux villes. Donica souligne la façon dont le ruin porn continue d’alimenter le mythe d’un South Bronx en état d’incendie permanent (p. 48), pendant que Gullen examine la manière dont, à Detroit, il « sape le sens de l’identité des habitants, alimentant une mélancolie » déjà omniprésente dans la ville (pp. 38-39). À Pripyat, près de Tchernobyl, des photographes ont même été observés en train d’arranger des objets trouvés sur place afin d’obtenir une meilleure image des ruines (Bentley, p. 184). Les dispositifs de monstration en conditionnent également la perception. Dans l’environnement de réalité virtuelle mis au point pour la visite à distance de Pripyat, le spectateur navigue dans la ville abandonnée sans contraintes physiques ni risque d’exposition à la radioactivité.
Cette décontextualisation s’opère aussi par l’omission d’informations sur les images. C’est ainsi que les maisons inhabitées qui meublent tant de vues de Detroit ont été en réalité abandonnées par les blancs qui quittaient la ville en masse pour fuir la prétendue menace de la population noire, alors associée à une criminalité endémique (Wells, p. 22). Susan A. Crane souligne que certains auteurs de manuels photographiques sur la photographie des ruines excluent expressément les légendes et les informations sur les lieux décrits, préférant « laisser l’image parler d’elle-même » (p. 94). Selon Kate Wells, ce genre de posture « non réflexive » serait constitutif du ruin porn (p. 22).
Reprenant l’idée de Dora Apel, l’ouvrage examine cependant des pratiques et usages alternatifs du ruin porn comme outils de résistance et témoignages historiques. L’excellent Heidelberg Project, mené depuis 1986 par l’artiste Tyree Guyton, natif de Detroit, détourne ainsi des ruines et des maisons abandonnées pour rendre visible une population autrement marginalisée. À rebours du ruin porn, Wells considère le travail de Guyton comme une « affirmation d’existence » et l’inscrit dans la démarche « off-modern » (p. 24) conceptualisée par Svetlana Boym (The Architecture of the Off-Modern, New York, Princeton Architectural Press, 2001).
De manière générale, si la végétation envahissante est systématiquement identifiée comme un élément caractéristique du ruin porn, on pourra regretter un manque de réflexivité sur la notion même de nature, qui est ici considérée en opposition à l’homme et à la culture, selon une vision dépassée depuis les travaux de Donna Haraway, Philippe Descola, Bruno Latour ou Timothy Morton, pour ne citer qu’eux. La discussion de l’anthropocène dans l’introduction aurait notamment bénéficié de cette analyse.
On peut aussi regretter, dans un ouvrage consacré en grande partie aux images photographiques, le manque de références à l’historiographie du domaine. Alors que des notions comme le « hors-champ », le punctum, le fragment propre à l’image photographique seraient utiles à la compréhension du ruin porn, Susan Sontag et Roland Barthes – pour ne citer que deux auteurs connus bien au-delà de la théorie photographique – sont étonnamment absents de l’ensemble des essais. Malgré cela, l’ouvrage est riche en références multidisciplinaires et en pistes de recherche historiques intéressantes pour les spécialistes de la photographie. Une analogie peut par exemple être tracée entre les communautés contemporaines de circulation du ruin porn (les explorateurs urbains, les dark tourists) et les sociétés photographiques du XIXe siècle. La discussion de Wells autour du « off-modern » (p. 26) sur la photographie et l’architecture, ainsi que l’analyse des ruines à la lumière des écrits de Walter Benjamin (Lyons, p. 3 ; Wells, p. 27 ; Jansson, pp. 219-221) s’avèrent également très convaincantes.
Référence : Brenda Lynn Edgar, « Siobhan Lyons (dir.), Ruin Porn and the Obsession with Decay, 2018 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 5, 2021, pp. 180-181.