« Est-il encore possible de dire quelque chose d’entièrement neuf à propos de Dorothea Lange, de sa vie ou de son travail ? », s’interroge Abigail Solomon-Godeau en ouverture de l’un des essais publiés dans Politiques du regard (p. 27), catalogue de la rétrospective consacrée à la photographe américaine au Barbican Center de Londres, puis au Jeu de Paume, fin 2018. Cette question prend tout son relief lorsqu’on observe la parution rapprochée de plusieurs ouvrages consacrés à Lange, deux d’entre eux étant exclusivement dédiés à la relecture de son célèbre portrait de Florence Owens Thompson réalisé en 1936.
Cette « mère migrante », titre le plus souvent attribué à cette image, a d’abord fait l’objet d’une monographie signée Sarah Hermanson Meister et publiée dans la série « One on One » par le Musée d’art moderne de New York1. Parmi les dix œuvres choisies pour inaugurer cette collection, cette « icône singulière de l’art du XXe siècle » (Migrant Mother, p. 2) est la seule photographie retenue. Plus récemment encore, Sally Stein est revenue dans Migrant Mother, Migrant Gender sur une image qui l’a occupée pendant « des années qui sont devenues des décennies » (Gender, p. 128). Image omniprésente, choisie notamment pour illustrer les couvertures de divers ouvrages historiques et théoriques sur la photographie (American Photography, Miles Orvell, 2003, ou No Caption Needed, Robert Hariman et John Louis Lucaites, 2007, par exemple), le portrait de Florence Thompson a été consacré par les institutions muséales à partir des années 1950 pour éclipser le reste de la carrière de Lange. Le catalogue coordonné par Alona Pardo prolonge ainsi la mission affichée par l’exposition du Jeu de Paume : remettre au premier plan la diversité et l’engagement du travail de la photographe. Paradoxalement, ce rééquilibrage sacrifie lui-même au passage obligé d’une discussion détaillée du portrait de Florence Thompson, auquel David Campany dédie un essai spécifique, prolongé dans le portfolio par une version de la série dont Migrant Mother fait partie.
Dans son propre texte, Abigail Solomon-Godeau ne manque pas de rappeler le poids des déterminismes institutionnels pesant sur les images de Lange et suggère les impasses d’un réformisme libéral prisonnier de ses contradictions. S’il reprend pour l’essentiel les réserves accompagnant le genre documentaire depuis le travail pionnier de Solomon-Godeau elle-même, d’Allan Sekula ou de Martha Rosler, ce contre point n’est pas inutile au sein d’un ouvrage dont l’ambition est de réévaluer, notamment d’un point de vue politique, l’ensemble du travail de Lange, de ses débuts pictorialistes à la fin des années 1920 à ces reportages des années 1950, plus rarement vus, où la photographe s’attache à documenter le système judiciaire, le sacrifice d’une vallée aux besoins hydro-électriques ou la culture des campagnes irlandaises. La chronologie illustrée proposée en fin d’ouvrage, les essais d’introduction et une très belle sélection iconographique font de ce catalogue un volume de référence, en complément par exemple de la biographie publiée par Linda Gordon il y a plus de dix ans déjà2. Reste que les interrogations de Solomon-Godeau ne trouvent pas ici de réponse parfaitement convaincante : si la dimension personnelle de l’engagement de Lange ne fait guère de doute, la « politique du visible » reste largement définie par les politiques institutionnelles et éditoriales de ses employeurs, que ce soit le gouvernement fédéral américain lors de l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, ou le magazine Life se désintéressant du sort de l’Amérique rurale.
Les ouvrages de Sarah Meister et Sally Stein, de format plus modeste, tentent chacun à leur manière une sorte d’histoire culturelle de Migrant Mother, en s’attachant à sa genèse et à sa postérité, et en suggérant les circulations de cette Mona Lisa américaine. Les similarités entre les deux livres (éléments biographiques et certains choix iconographiques inévitables) sont d’abord évidentes, mais leurs complémentarités plus nombreuses encore, notamment par l’éventail des sources documentaires ou iconographiques choisies. Meister resitue dans leur contexte une reproduction gravée du New York Times (1936) et l’accrochage de Migrant Mother à la gare new-yorkaise de Grand Central en 1938, avant de proposer la redécouverte de quelques « reprises » célèbres, et d’autres qui le sont moins : le film d’Arthur Penn Bonnie and Clyde (1967) semble en effet faire une allusion directe à Lange et une tentative d’humour mal comprise par certains lecteurs de la revue Popular Photography, en 2005, suggère de manière convaincante le statut presque intouchable de l’image et des représentations culturelles qui lui sont associées. L’argument sous-jacent d’une image profondément ancrée dans « notre conscience culturelle » (le « nous », ici, étant sans doute états-unien avant tout), mais aussi susceptible de jouer, au-delà de sa valeur documentaire, le rôle d’un « aiguillon de notre imaginaire à travers les cultures et les générations » (Migrant Mother, pp. 4, 42) n’est pas en soi d’une grande originalité. L’objet de cette petite introduction est ailleurs, et ses visées pédagogiques évidentes sont largement remplies.
L’entreprise de Stein est d’une tout autre ambition, même si l’auteure ne manque pas de faire référence aux deux ouvrages précédents. Ici encore, la popularité de Migrant Mother sert de point de départ, les premières pages esquissent une brève biographie de Lange pour nous mener avec elle jusqu’à son modèle, et la rencontre avec l’économiste Paul S. Taylor marque l’évolution vers un nouveau « credo » photographique. Mais la familiarité de Stein avec le « cas » Lange, doublée d’un examen méticuleux des images, s’apparente ici ou là au travail presque obsessionnel d’Errol Morris dans Believing is Seeing3. On y pense notamment lorsque quatre versions de la série sur Florence Thompson, dont celles du Jeu de Paume et du MoMA, sont mises en parallèle, ou lorsqu’on apprend que la source réelle de la devise souvent citée de Lange, « la contemplation des choses telles qu’elles sont », était plus probablement un livre du journaliste Gilbert Seldes que la fréquentation du philosophe Francis Bacon.
L’accumulation de ces détails, enrichie de quelques documents inédits (un portrait de la mère de Lange, p. 93), pose peu à peu les bases d’une lecture originale, et de plus en plus convaincante, dans la seconde moitié de l’ouvrage. Migrant Mother ne doit pas être comprise comme la photographie la plus aboutie d’une série visant à cerner la noblesse d’une mère face à l’adversité. Pour Stein, cette image-là marque en réalité une rupture complète avec celles qui la précèdent, un changement de registre presque brutal : ce que construit Lange en se rapprochant toujours plus de Florence Thompson, c’est la représentation d’une femme entravée par des liens familiaux, encombrée, un modèle de la maternité comprise comme contrainte. Beaucoup d’éléments connus ou négligés prennent alors un autre sens : le « pouce » effacé du négatif quelques années plus tard l’est moins pour une question esthétique que parce qu’il trahit la pose induite par le regard de Lange ; les visages enfouis des enfants se démarquent ostensiblement de l’imagerie mariale, référence obligée que Stein ne convoque que pour s’en détacher ; les nombreux portraits de pères réalisés par Lange, un corpus que Stein juge crucial, dessinent l’inversion des rôles de genre.
L’ancrage très précis de ce travail dans les sources biographiques et iconographiques lui permet de ne pas réduire cette lecture du portrait de Florence Thompson aux conventions d’un air du temps universitaire, un « here-and-now » féministe dont Stein se défend de manière tout à fait convaincante4. Au passage, on sera reconnaissant à ce joli livre de contribuer à élucider, grâce à un détour par le cinéma de Frank Capra, l’une des images les plus intrigantes vues au Jeu de Paume, Oklahoma Family on the Road, 1938.
Plutôt que de se demander comme Solomon-Godeau ce que l’on peut encore dire sur l’une des photographies les plus reproduites et commentées de tous les temps (on ne voit guère que la Mort d’un soldat républicain de Robert Capa pour lui disputer ce titre), peut-être que cette accumulation de publications, qui ne sont que la pointe émergée d’une production pratiquement ininterrompue d’articles universitaires, de projets éditoriaux et d’expositions, devrait inciter à se poser la question strictement inverse : peut-on ne pas s’interroger sur Lange, et plus précisément sur Migrant Mother, si l’on prétend parler de photographie documentaire, de photographie américaine, voire, si l’on suit Meister, d’histoire de l’art ? Le livre de Sally Stein suggère que les caractéristiques les plus saillantes de cette photographie unique ont jusque-là largement échappé à notre regard, alors que nous savons l’avoir regardée mille fois. À rebours de l’hypothèse avancée dans Politiques du visible, ce ne serait pas Migrant Mother qui masque la complexité du travail de Lange, mais bien l’archive documentaire, et les représentations qu’elle construit, qui nous empêchent de voir correctement ce que nous voyons.
Référence : Didier Aubert, « Sarah Hermanson Meister, Dorothea Lange. Migrant Mother, 2018 & Alona Pardo (dir.), Dorothea Lange. Politiques du visible, 2018 & Sally Stein, Migrant Mother, Migrant Gender. Reconsidering Dorothea Lange’s Iconic Portrait of Maternity, 2020 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 5, 2021, pp. 190-191.