Photographie et design, rencontres de deux arts industriels
Si l’historiographie a fait de ce moment « Bauhaus » une pierre angulaire, les liens entre photographie et design restent à étudier sous de nombreuses autres formes, moments et lieux, et comme un processus historique. Ils semblent aujourd’hui toujours plus susciter l’intérêt des chercheurs. En témoigne la publication à l’été 2019 d’un numéro spécial de la revue Fotogeschichte, sous la direction de Linus Rapp et Steffen Siegel, qui rassemblait des contributions sur la photographie d’appartements, sur les designers Marcel Breuer et Otl Aicher, ou encore sur le Werkbund allemand7. Quant au présent numéro, il résulte en grande partie d’une journée d’étude organisée sur ce thème avec Claire Brunet et Catherine Geel en novembre 20188, qui avait permis de faire émerger de nombreuses recherches et questions prometteuses sur les manières de photographier les objets « designés », sur les liens étroits construits par certains designers avec le médium, sur les usages variés de la photographie dans le contexte des projets de design ou de leur diffusion. Si son rôle dans l’archivage et la publicité du design est assez évident, qu’en est-il dans la phase en amont : des designers l’ont-ils utilisée comme une source d’inspiration, pour des expérimentations visuelles, pour mieux voir leurs propres recherches ? Et puis comment ont-ils été formés à la photographie ? Aussi ce dossier suivra-t-il deux lignes de force : en explorant d’une part les conceptions multiples que les designers ont eues de la photographie, et en envisageant d’autre part le médium comme outil dans leur travail, tour à tour lieu d’expérimentation, instrument des processus de création et des projets, ou allié dans la documentation et la diffusion. Comme une généalogie, il sera construit en partant des pratiques contemporaines pour remonter vers le début du XXe siècle.
Rencontres de la photographie et du design
On pourrait décrire les rapprochements entre photographie et design de bien des manières. Dans l’ordre symbolique et métaphorique, photographie et design ont partagé l’idée de multiple et de fabrication en série. Si la photographie a aussi produit des procédés non reproductibles, tels les procédés positifs directs (daguerréotypes, ferrotypes, etc.), elle est entrée dans les esprits depuis le célèbre essai de Walter Benjamin comme l’un des médiums de la reproduction mécanique, permettant de créer autant de copies que désiré à partir d’une matrice – le négatif. De son côté, à la fin des années 1840, le design fait son apparition dans le vocabulaire anglais sous la plume d’Henry Cole et de Richard Redgrave dans le Journal of Design and Manufactures, publié à partir de mars 1849. Face au foisonnement des styles et de l’ornementation, face à une production pléthorique d’objets manufacturés dont la qualité pose question, naît un profond désir de réforme visant à « établir les principes d’une production industrielle associant harmonieusement la ‹ fonction ›, la ‹ décoration › et l’‹ intelligence › de toute production9 ». Le terme design apparaît donc dans le contexte d’une lutte contre la cacophonie provoquée par la fabrication en série d’objets manufacturés dont l’ornementation aurait perdu toute signification. Les grammaires de l’ornement, à l’instar de celle d’Owen Jones en 1856, tenteront d’y remettre de l’ordre10. En effet, en Angleterre, l’un des principaux problèmes qui a émergé dès les années 1820-1830 est « l’emploi abusif de la mécanisation pour imiter la production artisanale ainsi que l’utilisation de matériaux de substitution11 », c’est-à-dire du simili. Notons que ces réflexions visent à fournir aux designers (entendu dans l’avant-propos de Cole et Redgrave au sens de dessinateurs industriels, ceux qui dessinent motifs et objets) et aux ouvriers des manufactures une « intelligence systématique12 » de ce qui est produit, en proposant un recueil de planches (fig. 3). Cette pensée réformatrice du design s’inaugure aussi sous les auspices d’une éducation par les échantillons et les images en favorisant leur comparaison – soulignons-le, car les prolongements de ce « design par l’image » sont nombreux à l’âge où la photographie devient de plus en plus facilement reproduite dans les livres et les revues à la fin du XIXe siècle.Ces rapprochements entre photographie et design ne s’opèrent bien sûr pas uniquement dans la sphère de leurs imaginaires théoriques respectifs – et sur le mode de l’analogie. Les deux champs, apparus dans des sociétés occidentales marquées par l’essor du capitalisme industriel, se côtoient pour au moins deux raisons au sein des expositions, industrielles d’abord, puis universelles à partir de 1851. D’une part, les photographes exposent leurs travaux auprès de la production des industriels dès les années 1840. C’est une rencontre physique entre des productions que les visiteurs peuvent regarder côte à côte. D’autre part et surtout, parce que les photographies, toujours plus nombreuses dans les espaces de ces expositions, accompagnent la monstration des objets, voire s’y substituent – quand ceux-ci ne peuvent être déplacés par exemple –, enregistrent enfin ces présentations, si bien que la photographie sert aussi à faire voir des objets (fig. 4) :</div>
Ces parallèles, nombreux et intrigants, ont fait germer le projet d’un dossier plus largement consacré à l’histoire des relations croisées entre photographie et design, entendus comme champs professionnels et disciplinaires, qui partirait non pas de l’idée de photographie ou de design, mais plutôt des pratiques et des usages. De quelle manière la photographie est-elle utilisée dans la sphère du design et comment est-elle pensée, pratiquée, apprise, classée, archivée par les designers ? Il serait vain de vouloir fixer une définition ferme de la profession de designer, tout comme de la notion de design dont l’intérêt est précisément d’évoluer et de s’élargir dans le temps. Et l’on s’apercevra d’ailleurs de ses multiples significations au fil de ce dossier : tour à tour design industriel, design d’information, design au sens de pensée de la forme, ou même conception de la création. Si dans la sphère anglo-américaine le terme employé depuis le XIXe siècle ne pose pas de difficulté, en français il est sans doute plus problématique. En effet, il ne s’impose guère avant les années 1970 ; jusqu’alors, on lui préfère ceux de stylisme ou d’esthétique industrielle (1950-1970), et plus tôt, les expressions d’arts appliqués ou d’arts industriels pour le XIXe siècle – catégories qui ne recouvrent pas le même sens et sont plutôt à voir comme des champs connexes où se manifeste la question du design (notamment à partir du moment où il y a production en série). Cela dit, aujourd’hui, la plupart des historiens du design francophones s’accordent à employer le mot design, aussi bien pour le XIXe siècle que pour le XXe siècle : l’histoire du design n’est pas celle des arts décoratifs, ni celle des ingénieurs, ni celle des architectes, bien que de nombreux designers aient également été architectes. La profession de designer apparaît dans la sphère du conseil en image pour les grandes entreprises dès la fin du XIXe siècle (l’exemple le plus fameux, à l’orée du XXe siècle, est celui de Peter Behrens, architecte et sorte de directeur artistique de la firme allemande AEG). D’après l’historienne du design Penny Sparke, la profession de designer industriel prend de l’ampleur aux États-Unis dans les années 1920. Dans le contexte de la concurrence effrénée que se livrent Ford et General Motors, General Motors décide de faire appel en 1927 aux conseils de Harley Earl pour rendre sa production de voitures plus attrayante et crée le premier bureau de design automobile16. D’autres industriels américains suivent, notamment dans les secteurs des réfrigérateurs et des appareils ménagers. Ce sera également le cas dans l’industrie photographique, chez Kodak, qui fait appel à l’un des designers les plus en vue de cette période, Walter Dorwin Teague, dont il sera question dans l’article de Lucy Mounfield à propos des appareils conçus pour le public féminin (pp. 74-85) : le design fait alors irruption dans l’industrie photographique. Alors que l’industrie s’ouvre au design et aux designers, le travail sur le dessin des formes ainsi que l’expansion du domaine publicitaire (et de la direction artistique) contribuent à susciter une nouvelle attention aux images des objets, mais fait surtout émerger de nouveaux besoins de photographies de qualité, en vue de leur publication dans la presse, les catalogues de vente ou les campagnes publicitaires (fig. 5). C’est aussi la demande des graphistes, placés au cœur de ce nouvel âge de la communication visuelle et imprimée17.
La publicité du design
Selon l’analyse de Beatriz Colomina dans La Publicité du privé18 à propos d’Adolf Loos et de Le Corbusier, ce n’est qu’en adoptant le système émergent des médias de masse que l’architecture devient véritablement « moderne » au début du XXe siècle. Elle y soutient l’hypothèse que la production architecturale s’est déplacée de la rue vers les photographies, les expositions ou les publications19, modifiant profondément l’expérience de l’architecture. Ces remarques sur le rapport de l’architecture moderne à la photographie semblent pouvoir s’appliquer au domaine du design. Nombreuses sont les publications et expositions de l’entre-deux-guerres consacrées aux arts appliqués ou décoratifs, à l’architecture et au design, dans une époque marquée par l’essor sans précédent de la presse illustrée. Exemples parmi tant d’autres, deux revues italiennes fondées en 1928, Domus créée par Gio Ponti et Casa Bella par Guido Marangoni, font une large place aux images photographiques. On accède avant tout aux objets par leur entremise. Certaines créations ou prototypes ne seront d’ailleurs jamais accessibles que via leur image photographique diffusée par l’imprimé, et jamais produits en série.En tant que principal vecteur de cette « publicité » du design au XXe siècle, la photographie revêt une importance déterminante en vertu de son aptitude à diffuser en masse des objets peu abordables tout en leur conférant une aura accrue. C’est sous cet angle que Pepper Stetler, en partant d’une collection ayant appartenu à l’éditeur allemand Herman Reckendorf, l’un des membres du Deutscher Werkbund, propose une analyse des formes photographiques mises en œuvre et leur utilisation dans des livres, revues et catalogues commerciaux – source souvent sous-exploitée – publiés entre 1920 et 1932 (pp. 86-99). Plus largement, l’auteure interroge le statut de la photographie au sein de cette association qui vise à renforcer la cohérence entre productions industrielles et formes esthétiques.
La diffusion de toutes ces reproductions va de pair avec une approche du design par les images et un mouvement de concentration sur les formes. Une pensée en images et par l’image. De nombreux designers et architectes créent des livres s’appuyant en grande partie sur des mises en relation de reproductions photographiques. Ainsi l’architecte André Hermant, membre de l’Union des artistes modernes (UAM) et auteur de l’ouvrage Formes utiles en 1959 en collaboration avec le graphiste Pierre Faucheux20, indique, dans un passage intitulé « Ressemblances et parentés » que : « Le rapprochement de certaines images paraît d’abord insolite. Pour qui sait regarder sans préjuger, des formes très différentes peuvent être cependant merveilleusement proches ou parentes21. » Ce à quoi invitent ces nombreuses images, c’est à des comparaisons productives de sens (fig. 6). En 1977, dans son livre How to See, le designer américain George Nelson défend lui aussi une alphabétisation visuelle et propose au lecteur d’apprendre à décrypter l’agencement de son environnement (de la même manière qu’enfant, il a appris à lire les caractères). Sans cesse, il mobilise le lecteur et l’enjoint à réagir à ce qu’il voit et ressent. Ainsi, à propos de vues aériennes d’échangeurs autoroutiers et de quartiers pavillonnaires (fig. 7) :
Documentation, collecte et archives
« C’est que l’ère industrielle nous permet de disposer d’abondantes traces photographiques, témoins de leur magnificence immaculée et bien plus fiables pour juger de leurs qualités plastiques que, par exemple, les carnets de Villard de Honnecourt ou les Quattro Libri de Palladio23. » Cette entreprise de collecte de modèles en est peut-être l’élément le plus frappant et le plus reconnaissable. Dès les années 1850, on photographie à la manufacture de Sèvres, ce haut lieu des débuts du médium24, les vases et autres créations sorties des ateliers25 (voir fig. 4). Depuis 1851 – on ne connaît pas par exemple de vues photographiques des expositions des produits de l’industrie française entre 1844 et 1849 –, les expositions universelles deviennent elles aussi le terrain de jeu des photographes qui fixent l’apparence des galeries de machines, des stands et vitrines, des accumulations d’objets. Les ateliers, les usines, les meubles, puis la décoration des intérieurs et des appartements26, pénètrent dans l’œil de l’objectif, formant ainsi (au moins potentiellement) toute une documentation photographique liée à l’univers domestique, aux productions industrielles et à leurs produits – les objets eux-mêmes. « Combien de fois, dans la pratique quotidienne, les photographies d’objets sont regardées plutôt que l’objet lui-même, comme si ces photographies étaient l’objet lui-même, dans un glissement continu entre l’objet et l’enregistrement27 ? ». Peu à peu se font jour des codes pour photographier ces objets – bien avant le Bauhaus. Ceux-ci apparaissent sur des fonds unis, clairs ou foncés. Il en va ainsi des photographies réalisées par Isabel Agnes Cowper pour le South Kensington Museum (futur Victoria and Albert Museum) dans les années 1870-188028. On pourra noter à cet égard l’intérêt du travail de Luce Lebart sur le fonds photographique de la Direction des inventions, dont les prises de vue standardisées s’inaugurent lors la Première Guerre mondiale autour du matériel de guerre et se prolongent dans l’entre-deux-guerres avec les arts ménagers29. Objets d’art ou d’arts décoratifs, plantes – on peut ici penser à Karl Blossfeldt – ou armes ne sont pas photographiés d’une manière fondamentalement différente les uns des autres.Dans les bibliothèques destinées aux artistes, ouvriers, artisans des métiers d’art et dessinateurs industriels, la photographie est ainsi rassemblée, parmi d’autres images (dessins, gravures), pour servir de modèle, tantôt montée sur carton avec une légende, tantôt collée dans des albums. Elle entre dans la sphère de l’utilité pédagogique, « bonne pour tout, utile à tous », pour reprendre l’expression de Léon Vidal citée un peu plus haut. L’article de Sébastien Quéquet éclaire ces pratiques à la bibliothèque de l’Union centrale des arts décoratifs, fondée en 1864 à Paris. Les documents photographiques ainsi regroupés doivent permettre des comparaisons, éduquer le regard, et pourquoi pas la main (pp. 100-111).
Ceux qui ont fréquenté les fonds d’archives des designers savent que les photographies y sont abondantes, sous des statuts variables, souvent mêlées à d’autres supports (publicités, affiches, cartes, tickets, papiers, boîtes d’allumettes ou emballages, etc.). Chez certains designers encore plus que chez d’autres. En France, on pourrait citer les cas de René Herbst, Charlotte Perriand ou Jean Prouvé. Les deux premiers noms suffisent à faire émerger la diversité des pratiques et utilisations que ces créateurs font du médium photographique : chez René Herbst, les photographies servent notamment à enregistrer les scénographies d’exposition (fig. 8), les intérieurs conçus par l’architectedécorateur, à documenter et reproduire le mobilier ou des prototypes. Lui-même directeur de publications illustrées, telles la revue Parade ou encore plusieurs volumes consacrés aux vitrines et devantures de boutiques30, Herbst s’entoure de photographes comme Jean Collas (1900-1986), qui se spécialise dans les vues d’exposition, les arts décoratifs et le mobilier, travaillant des années 1930 jusqu’aux années 1960, d’abord en noir et blanc puis en couleurs31. Chez Charlotte Perriand, elle-même photographe amateur depuis 1927-1928, s’ajoutent à ces premières fonctions la collecte d’images, plus vagabonde, qu’elle a pu mener seule ou en compagnie de Pierre Jeanneret et Fernand Léger (ossements, galets, silex, etc.). L’appareil est ici utilisé comme un carnet de notes ou à dessin, où les photographies de la créatrice ont une « valeur de notes de travail autant que de recherches plastiques32 ». D’ailleurs, quelques-unes de ses images semblent lui avoir directement inspiré des créations, comme ces meubles « photographiques » où une image se trouve appliquée en surface33. Enfin Perriand, à qui l’on doit aussi plusieurs photomontages monumentaux34, s’est aussi servie de la photographie comme instrument de travail sur des projets en cours : elle photographie les maquettes du Refuge Tonneau, conçu avec Pierre Jeanneret en 1938, ou des études sur les différentes manières de s’asseoir grâce à des clichés de mannequins en bois sur lesquels elle dessine les lignes de fauteuils ou chaises longues (fig. 9). Dans ce numéro, c’est la figure du designer italien Ettore Sottsass qui sera convoquée pour évoquer la multiplicité de ces rapports à la photographie, ainsi que le désir d’archives d’un homme d’images. Karine Bomel, Lola Carrel et Jérôme Pasquet proposent ici de mettre en lumière ce fonds impressionnant : une collection de plus de 113 000 vues personnelles et de documents de projets (pp. 112-123). Si la plupart de ces designers-photographes ne se désignent pas comme « photographes », les possibilités visuelles fournies par les appareils leur paraissent excitantes, et l’attraction photographique s’exerce puissamment sur la sphère du design.
Vision et langage photographiques à l’usage des designers
Dans les écoles d’art et de design, la formation photographique est devenue un enjeu important dès l’entre-deux-guerres35. Les designers se sont mis à penser autant les photographies comme images de leurs objets que comme un langage visuel. Il faut ici pointer l’importance des enseignements et théories de László Moholy-Nagy sur plusieurs générations de créateurs, dès les années 1920 en Allemagne, puis à partir de 1937 aux États-Unis lorsque l’artiste hongrois fonde à Chicago le New Bauhaus. La Nouvelle Vision qu’il défend est forgée par une multiplicité de facettes qui prennent leurs racines dans la culture technologique du XXe siècle et s’expriment à travers les photogrammes, les photomontages, ou l’alliance de la photographie avec la typographie dans les affiches et les pages de magazines. Dans les années 1920, Moholy-Nagy désigne la lumière comme principal adjuvant de cette vision moderne et souligne le fort pouvoir – créatif et abstrait – des rayons lumineux, en particulier via le photogramme. Ce dossier met en exergue ce phénomène à travers deux articles : celui de Joséphine Givodan sur la joaillière Margaret de Patta (pp. 62-73) et celui d’Agathe Cancellieri sur l’apprentissage de la photographie à l’Institute of Design de Chicago (pp. 50-61). Margaret de Patta suit les enseignements de Moholy-Nagy dans les années 1940 et s’initie ensuite à la pratique du photogramme : des parallèles saisissants apparaissent entre l’image et les bijoux créés. On l’y voit jouer sur les formes et la transparence, établir des corrélations entre la lumière en photographie et en joaillerie. À l’Institute of Design, selon l’idéal de formation pluridisciplinaire et d’expérimentation posé par l’ancien maître du Bauhaus, les étudiants apprennent d’abord la pratique photographique en studio à partir d’exercices bien précis : que se passe-t-il lorsqu’ils sortent photographier dans les rues de Chicago et comment ces expériences modèlent-elles leur vision de la ville et du monde social ?Si la photographie est tant appréciée des designers, c’est aussi qu’elle apprend à voir, ou permet de mieux voir. Pour l’historien Nikolaus Pevsner, auteur du célèbre Pioneers of Modern Design36, le véritable pouvoir du photographe réside dans sa capacité à « faire émerger un détail avec une telle force qu’il lui confère une capacité de conviction plus grande dans l’image à deux dimensions que dans le réel37 ». Cette capacité à extraire des détails de leur contexte est aussi ce qui ressort de l’analyse de Siegfried Kracauer sur les avantages de l’enregistrement photographique :
Si la photographie est un médium retenu par des designers comme les Eames pour expérimenter de nouvelles formes de design – étendu au design d’information et à la communication visuelle –, elle est aussi un outil de travail au service de la conception, comme on l’a déjà noté avec l’exemple de Charlotte Perriand. En 2018, les auteurs d’Image Building. How Photography Transforms Architecture soulignaient la capacité de la photographie à documenter autant qu’à donner forme (shape) aux espaces que nous habitons, à en souligner ou à en altérer la perception40. Cette agentivité du médium est ici interrogée par Ralf Liptau, qui l’envisage dans le cadre des pratiques de conception de quatre architectes allemands ou autrichiens des années 1960-1980 (pp. 40-49). Autour des manières de procéder avec la photographie dans les phases de maquettage et de modélisation, il dresse une typologie des effets de la photographie sur le design de l’architecture. Celle-ci apparaît alors comme une « altérité productive ».
Éléonore Challine est maître de conférences en histoire de la photographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, agrégée d’histoire et ancienne élève de l’ENS Ulm. Ses recherches portent sur l’histoire des archives et collections photographiques aux XIXe et XXe siècles, l’historiographie du médium, ainsi que sur les relations croisées entre photographie et arts industriels. Elle a notamment publié Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France, 1839-1945 (Macula, 2017) et, en co-direction avec Anne-Sophie Aguilar, L’Enseigne. Une histoire visuelle et matérielle (Citadelles-Mazenod, 2020). Elle est rédactrice en chef de la revue Photographica.
Mots clés : photographie, design, arts industriels, histoire, croisements, outil
Référence : Éléonore Challine, « Introduction. Photographie et design, rencontres de deux arts industriels », Transbordeur. Photographie histoire société, no 5, 2021, pp. 6-17.