Walead Beshty (dir.), Picture Industry. A Provisional History of the Technical Image, 1844-2018, 2018
Max Bonhomme

Résultat d’un projet entrepris il y a quatre ans, l’exposition Picture Industry qui s’est tenue à la Fondation LUMA (Arles) à l’hiver 2018 et le catalogue qui l’accompagne se présentent comme une ambitieuse relecture de l’histoire de la photographie à partir du concept d’image technique développé par le philosophe Vilém Flusser. Dirigé par l’artiste et commissaire d’exposition Walead Beshty, le catalogue est constitué d’une anthologie de textes et d’œuvres couvrant une vaste période historique, du premier livre de Talbot, The Pencil of Nature (1844), jusqu’aux enjeux politiques et technologiques de l’image numérique aujourd’hui. Comme l’explique Beshty, la genèse de ce projet vient d’abord d’une insatisfaction par rapport au terme de « photographie » employé pour désigner un médium supposément doté d’une ontologie propre. À l’encontre de cette conception universalisante, Picture Industry envisage la photographie comme l’une des modalités de la catégorie plus générale d’image technique – technique étant entendu non seulement en référence au mode de production (mécanique) des images, mais aussi à leur mode de diffusion (industriel). Dès lors, il s’agit pour le commissaire de resituer la photographie par rapport à la diversité de ses supports matériels (livre, presse, fichier informatique) tout en considérant les déterminations idéologiques et sociales qui sous-tendent ses usages.
Avec un tel programme, Picture Industry ne pouvait que nous enthousiasmer et nourrir de grandes attentes. Pourtant, le titre long et programmatique concentre à la fois tout l’intérêt et toutes les limites de la démarche. Si Picture Industry s’annonce en effet comme «une histoire provisoire de l’image technique » de 1844 à 2018, nous apprécierons la précaution quant au caractère nécessairement partiel et partial d’une histoire de la photographie encadrée par des bornes chronologiques aussi vastes. Dès le titre pointe surtout l’une des contradictions potentielles du propos, ou du moins le sentiment d’incertitude qui s’en dégage, car le commissaire semble hésiter entre un questionnement sur la nature technique des images elles-mêmes et une référence au travail industriel – passant insensiblement des images techniques au documentaire social.
En tant qu’artiste et commissaire d’exposition, Walead Beshty a visiblement cherché à éviter les pièges d’une simple linéarité chronologique qui nous emmènerait sur le terrain bien connu d’une histoire strictement technique de la photographie. De fait, l’exposition suivait un fil historique, mais les différentes périodes n’y étaient pas abordées avec un poids égal. Au rez-de-chaussée de la fondation LUMA, le visiteur parcourait à grands pas l’histoire de la photographie depuis Talbot jusqu’à August Sander, en passant par les essais chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey. Les fusils photographiques de ce dernier imposaient leur présence dans l’espace d’exposition, entre objet de curiosité scientifique et ready-made, pour y faire peser une menace sourde, suggérant l’idée d’une violence intrinsèque au geste photographique (c’est la métaphore du photographe comme chasseur). De fait, l’intérêt de cette première section de l’exposition consistait à raconter l’histoire de la photographie non seulement comme instrument de domination, mais aussi comme vecteur d’une possible contre-visualité1.
Les exemples d’usages scientifiques et topographiques de l’image enregistrée nous rappellent à quel point la construction du concept d’objectivité s’est accompagnée d’une volonté de maîtrise sur les territoires et les hommes, à l’heure des entreprises coloniales. En revanche, les portraits cartes de visite de la militante noire abolitionniste Sojourner Truth témoignent du potentiel émancipateur de l’image de soi suppléé par la possibilité de reproduction inhérente aux images techniques. Car c’est bien là que réside l’enjeu politique des «images techniques », outre la construction d’une objectivité documentaire, dans le fait de pouvoir diffuser des images en masse, donc dans la reproductibilité technique pointée par Benjamin. On peut regretter que Picture Industry n’envisage pas frontalement cette question de l’industrie des images et de l’économie qui la sous-tend, notamment dans son traitement du XIXe siècle qui aborde l’image technique principalement à partir de ses usages scientifiques, au risque de diluer le sens de la notion.
Les véritables intentions du commissaire apparaissaient peut-être plus nettement dans son approche de la situation post-1945. S’entremêlent alors deux questions cruciales : d’un côté celle de l’intervention artistique dans les cadres médiatiques, de l’autre celle de la reproductibilité technique comme mise en crise du statut de l’œuvre d’art. Le cas de John Heartfield semble avoir été mobilisé essentiellement comme exemple précoce d’un artiste s’emparant d’un format médiatique, l’hebdomadaire illustré, comme vecteur d’images techniques à portée subversive. On court ici le risque d’un léger contresens concernant la démarche de Heartfield, qui ne poursuivait pas de carrière artistique « indépendante » de son travail pour la presse communiste. De même, la salle consacrée à la presse illustrée des années 1930-1950 (Life, Fortune) tendait à mettre en valeur l’œuvre de photographes individuels, en général les plus prestigieux (Walker Evans, Gordon Parks), aux dépens d’une analyse de l’économie des images dans la presse. L’exemple de Lynda Benglis, qui en 1974 avait acheté une page publicitaire dans Artforum pour y afficher un autoportrait d’elle nue brandissant un godemiché, illustre sans doute mieux ce vers quoi tend le propos général du commissaire : l’espace médiatique des images reproductibles est envisagé comme un territoire à investir, pour des artistes soucieux de redéfinir les contours de leur pratique en dehors de la domination de l’objet, comme c’est le cas dans l’art conceptuel de Dan Graham et Sol LeWitt.
Au tournant des années 1980, les artistes de la Pictures Generation (Sherrie Levine, Louise Lawler, Allan McCollum) poursuivent la réflexion sur la reproductibilité des images, dans un jeu empreint d’ironie postmoderne sur les effets de la « perte de l’aura », sur un mode déceptif. Ce paradigme critique qui accentuait la volatilité des images et leur absence de substance, au gré des réappropriations, constitue certainement l’un des points de départ du projet de Beshty, qui cherche à le dépasser en mettant l’accent sur la matérialité des supports et leur inscription dans une histoire politique et sociale. Cette attention à la matérialité est particulièrement sensible dans le catalogue, qui reproduit les images dans leur contexte éditorial, laissant transparaître la texture du papier et la diversité des techniques d’impression. En outre, le catalogue mobilise une considérable anthologie de textes théoriques et critiques, qui esquissent les contours d’une approche de l’image par la théorie de la communication, la cybernétique (Alan Turing, Norbert Wiener) et la théorie des médias (Friedrich Kittler, Berhard Siegert). Cependant, la diversité des références mobilisées risque d’apparaître comme une forme d’éclectisme, entremêlant une histoire matérialiste de la photographie par ses supports techniques et une conception plus immatérielle de l’image et des médias depuis le modèle de la communication.
La fin du catalogue propose un panorama très riche de ce qui se fait de plus intéressant chez les artistes contemporains dont le travail repose sur une mise en crise de l’image technique. Les collages de Thomas Hirschhorn, qui nous forcent à regarder en face la violence des guerres dans son aspect « charnel », ne perdent pas de leur force dans ce contexte. Le travail de Harun Farocki, Auge / Maschine, aurait pu introduire une réflexion plus poussée sur la catégorie d’image opérative mise en avant par l’artiste allemand, pour qui il s’agit d’identifier des images faites par des machines pour des machines (en particulier dans des contextes militaires ou de surveillance). La charge critique du propos tend en tout cas à se renforcer dans cette sélection d’artistes qui, aujourd’hui, fondent leur pratique sur une critique des images au sein du complexe militaro-industriel.
À l’issue de tout ce parcours d’une grande richesse, il subsiste surtout une certaine ambiguïté quant à la mobilisation du terme d’industrie. Comme le suggère l’image choisie comme couverture, issue de Der Mensch als Industriepalast de Fritz Kahn (1926), l’industrie a ici surtout un rôle métaphorique : métaphore sociale d’un corps politique aux organes malades ou récalcitrants ; métaphore artistique de l’artiste comme « ouvrier » des images, susceptibles d’utiliser les industries culturelles comme mode d’intervention – les médias comme médium, pour ainsi dire. Certes, le projet se présente avant tout comme une proposition de lecture artistique de l’histoire et non comme une étude d’histoire visuelle à proprement parler, ou une histoire des médias comme industrie – laquelle aurait dû mettre en évidence les interrelations entre technique et économie de la photographie, notamment en analysant de près la dynamique des industries culturelles et la détermination des choix éditoriaux, commerciaux et idéologiques qui président à la réception des images. C’est toute la différence entre une histoire visuelle fondée sur l’étude critique de l’industrie des images en tant que telle2 et la démarche du commissaire d’exposition, privilégiant les jeux de montage entre des œuvres et des textes susceptibles de trouver ainsi de nouvelles résonances.

Au sens que donne à ce terme Nicholas Mirzoeff dans The Right to Look. A Counterhistory of Visuality, Durham, Duke University Press, 2011

Voir par exemple Estelle Blaschke, Banking on Images. The Bettmann Archive and Corbis, Leipzig, Spector Books, 2016.

Référence : Max Bonhomme, « Walead Beshty (dir.), Picture Industry. A Provisional History of the Technical Image, 1844-2018, 2018 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 4, 2020, pp. 174-175.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture