Dans L’Homme photographique, Michel Frizot, chercheur émérite au CNRS, rassemble une partie de ses écrits parus dans la presse artistique, dans des revues, catalogues d’expositions, ouvrages collectifs, préfaces, actes de colloque ou mélanges, en France et à l’étranger, et quelques textes inédits. La somme est impressionnante : ce sont trente-deux textes publiés ou réalisés entre 1985 et 2014, en partie revus pour la présente édition, qui dialoguent dans cette anthologie. Né en 1945, Michel Frizot a d’abord étudié les sciences physiques et l’archéologie à l’université de Dijon (aujourd’hui Université de Bourgogne) : son doctorat est publié en 1975 sous le titre Mortiers et enduits peints antiques. Étude technique et archéologique. Venu à l’histoire de la photographie par des recherches sur la chronophotographie (Étienne-Jules Marey, 1977), Michel Frizot a marqué plusieurs générations d’étudiants et d’historiens de la photographie grâce à ses enseignements et à la direction de la Nouvelle Histoire de la photographie publiée en 1994, qu’il a largement contribué à écrire. Aucun travail de cette ampleur n’avait été entrepris depuis la publication en 1945 de l’Histoire de la photographie de Raymond Lécuyer. La Nouvelle Histoire de la photographie témoignait des recherches entreprises depuis les années 1970 et suggérait des recherches à venir – et l’on peut dire aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, qu’elle fit date dans l’histoire de la photographie en France, en attestant de l’autonomisation de l’histoire de la photographie comme « matière », deux ans avant le début de la parution d’Études photographiques (1996-2017). En lisant cette anthologie, le lecteur pourra acquérir une vue d’ensemble – mais loin d’être exhaustive, nous y reviendrons – sur la production scientifique d’un Michel Frizot historien et théoricien de la photographie. Le choix des textes s’est opéré pour servir un propos sur l’emprise de la photographie à l’époque contemporaine et saisir les différents aspects qui font de l’homme des XXe et XXIe siècles un homo photographicus, « désormais très largement ‹ de culture photographique › » (p. 7). Les illustrations, toutes en noir et blanc, souvent de petit format, sont nombreuses et facilitent la lecture des textes.
L’ouvrage, tripartite, permet de comprendre la manière dont l’auteur conçoit le phénomène photographique : la première partie est la plus importante, elle est consacrée au dispositif photographique ; la seconde aborde le photographe – l’opérateur – et la prise de vue, quand la troisième, plus brève, rassemble des textes qui questionnent la photographie dans l’œil de ses observateurs, «Regards et regardeurs ». Ce sont tous les maillons de la chaîne photographique que l’historien veut envisager ici, depuis sa possibilité même et sa conception, jusqu’à sa production et sa réception. Chaque partie est introduite par un texte qui en présente les enjeux, chaque article précédé d’un court préambule qui précise également quand, où, et si ce texte a déjà fait l’objet d’une publication.
Le positionnement de Michel Frizot est sans ambiguïté : s’il revendique sa proximité avec la pensée de Vilém Flusser sur la photographie et signale l’intérêt de l’approche portée par Roland Barthes (et ses limites), il note l’écart qui le sépare des écrits postmodernes de Rosalind Krauss, et plus encore la distance qui l’éloigne de l’histoire de l’art (car l’histoire de la photographie ne peut s’y confondre) ou des études visuelles (on lira à cet égard le premier texte « Qui a peur des photons ? »). Ce texte de 2007, placé en ouverture, récapitule les principaux aspects de sa pensée et de sa conception de la photographie. Car à lire cette anthologie, Michel Frizot nous apparaît avant tout comme un historien et un théoricien du dispositif photographique – et c’est d’ailleurs peut-être surtout cela que fait ressortir cette sélection de textes. Il en considère la nature : la photographie est dépendante de la physique, et encore plus que de la lumière, terme souvent employé dans un sens trop abstrait ou trop symbolique, du rôle des photons qui viennent faire réagir la matière photosensible.
L’auteur insiste sur les définitions du médium et sur le vocabulaire employé (les interrogations terminologiques et sémiologiques sont nombreuses dans ses textes) ; il revient sur les termes souvent rapprochés de celui de photographie, comme la « reproduction» ou la «reproductibilité» (héritage benjaminien), en nous invitant à la considérer plutôt sous l’angle de la « réplication ». Il s’agit de mieux cerner la différence entre la photographie et les autres types d’images, de mieux distinguer l’œil humain de celui de la camera obscura, de comprendre l’importance du négatif comme matrice, d’entendre les termes forgés par les inventeurs de la photographie. Michel Frizot donne à lire les tenants du régime photographique.
Fort de cette pensée claire du dispositif (terme dont l’emploi est marqué depuis les années 1970 par les réflexions de Foucault), l’auteur nous emmène vers le maillon suivant de cette chaîne photographique : celui des producteurs d’images – les opérateurs – qui font des photographies, l’expérimentent, jouent avec elle, mais n’en maîtrisent pas tout. Dans cette deuxième partie intitulée « L’opérateur et la prise de vue », l’anthologie nous propose de prêter attention successivement à plusieurs figures de photographes : les calotypistes français (Hippolyte Bayard), des artistes photographes (August Strindberg et Edvard Munch, Constantin Brancusi, Pierre Bonnard) ou encore des « maîtres » de la photographie (André Kertész, Henri Cartier-Bresson, William Klein, Josef Koudelka). À travers ces études de cas, c’est la question du sujet, du motif et des motivations de leurs prises de vue qui revient comme un leitmotiv. Frizot cherche à plonger au cœur de la singularité de ces « opérateurs » et de leur œuvre, en s’interrogeant souvent sur ce qui innerve celle-ci. Cette approche est déjà en germe dans le travail mené sur Bayard (1986) : «Tout se passe alors comme si Bayard photographiait le système d’élaboration de la photographie, dans lequel toute vue est une proposition, une possibilité d’arrangement extraite d’une totalité, inaccessible en tant que totalité même. Son sujet, c’est la photographie ‹ en train de se faire ›, ‹ comment et pourquoi › elle se fait, la conception et la matérialisation photographiques confondues en un même geste, en un même acte optiquelumineux-chimique d’où l’objet réellement visé s’est comme absenté entretemps » (p. 323). Chaque étude sur un photographe est l’occasion d’une interrogation sur l’intention photographique, et une manière de revenir à la définition du médium.
Enfin dans « Regards et regardeurs », la troisième partie de l’ouvrage, Michel Frizot lie ces différents textes par une interrogation sur la manière dont la photographie fait sens pour ceux qui la considèrent mais n’en sont pas les auteurs. Parmi les articles les plus marquants de cette partie, les réflexions sur l’identité et le portrait photographique, et puis celles sur le rapport des photographies à l’événement et à l’histoire. L’anthologie se clôt sur un texte publié dans Art Press en 1990, « Ce que je vois de ce que je sais », et sur une photographie de Denis Roche qui renvoie au regardeur l’image d’un appareil photographique vu dans un petit miroir rectangulaire.
Pour mieux dévoiler cette « entreprise descriptive du phénomène photographique » (p. 8), Michel Frizot propose dans L’Homme photographique un classement thématique et non chronologique de ses textes. Bien sûr, ceux-ci peuvent se faire écho d’une section à l’autre : ainsi son propos sur la photographie sculpturale résonne avec l’article sur Brancusi photographe et sculpteur. À cet égard, et pour mieux exploiter ces transversalités, on regrettera que l’ouvrage ne propose pas d’index.
On peut également s’interroger sur le statut exact de ces textes ou leur degré de remaniement. Sur les trente-deux articles ou essais publiés ici, seize sont présentés dans leur version d’origine (sans modification du texte), douze ont été revus, complétés ou remaniés, quatre sont inédits (soit qu’il s’agissait de textes de conférences jamais publiés, soit de textes parus en anglais ou en allemand). C’est donc une version en partie revue de sa production scientifique de 1985 à 2014 que Michel Frizot nous donne à lire dans cet ouvrage – l’historien du futur pourra s’y livrer à un patient travail d’exégète. Placée en toute fin, la bibliographie de l’auteur laisse entrevoir la part non reprise ici de son œuvre : seize ouvrages principaux (1977-2016), quelque dix préfaces (1975-2016), un choix de vingt-huit essais (1987-2017), et trois films, fournissant plus que la matière à un autre volume.
Michel Frizot a en définitive retenu – aidé par Cédric de Veigy, comme il le précise dans ses remerciements – peu de textes des années 1980 ou des années 2010 (respectivement trois et six textes) pour privilégier ses écrits des années 1990 (onze textes) et des années 2000 (douze textes), avec des pics de production et une fécondité remarquable dans les années 1995-1999 et 2005-2007, comme si le cœur de l’œuvre s’y nichait. Noter cela, c’est aussi inscrire cette anthologie dans un temps historiographique précis : celui de la maturation d’une histoire de la photographie, plus solide et plus complexe, désormais portée par sa présence à l’université ou au CNRS en France, par la recrudescence des expositions et des publications, et des recherches sur ce qu’on appelait alors « le photographique ».
À la lumière d’une véritable intelligence des processus photographiques, cette anthologie nous permet de mesurer l’ampleur d’un travail dont force est de considérer la cohérence et la perspicacité. Mais il faut aussi tenter d’en décrire la nature : ce que Michel Frizot nous expose, c’est une histoire de la photographie « internaliste » (fondée sur le primat technique, attentive à la forme, et peu sensible à une histoire sociale du médium), mais c’est surtout un ensemble de réflexions théoriques concentrées sur la définition de la photographie. On trouvera donc dans ce volume les éléments d’une ontologie de la photographie – question régulièrement esquivée d’après Michel Frizot et à laquelle il se confronte en permanence : « Au-delà de l’empreinte, de l’index, de la trace, quelle est la véritable nature de la photographie, quel est son statut parmi les créations humaines et quelles sont ses retombées sur les comportements humains ? » (p.10). En creux, l’anthologie dessine un autoportrait de son auteur, celui de Michel Frizot en chercheur photographique.
Référence : Éléonore Challine, « Michel Frizot, L’Homme photographique. Une anthologie, 2018 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 4, 2020, pp. 180-181.