Dévoiler les injustices, montrer les dominés, le mouvement social et sa répression : à différents moments de l’histoire, la maîtrise des moyens de production visuelle s’est avérée être un enjeu pour les luttes politiques. Tout se passe comme si, en même temps qu’on se bat sur le terrain, il fallait aussi conquérir une image, contrecarrer les mécanismes du contrôle de l’information visuelle et de l’invisibilisation des plus faibles ; comme s’il fallait que les « classes populaires » puissent prendre en main leur propre représentation, s’approprier les moyens de montrer ce qui compte pour elles, leurs fiertés, leurs blessures, leurs désirs et leurs utopies. Cet enjeu est d’autant plus important lorsque la mobilisation sociale s’articule à une révolution technologique. Alors, les médias deviennent un terrain de lutte sur lequel on invente de nouveaux modes de participation dans la production de documents et de dissémination des matières visuelles. C’est la conjonction de ces deux mécanismes qui forme la spécificité de la culture visuelle révolutionnaire.
Il est un moment historique particulièrement prégnant pour ce renversement de la domination symbolique : avec la popularisation de la photographie et l’essor de la presse illustrée, la période des années 1920 a vu émerger un mode de circulation des images inédit dans l’histoire des médias. Engagé dans la photographie ouvrière, le communisme allemand s’est doté d’un réseau de correspondants amateurs, d’associations, de colporteurs, d’agences qui ont fourni aux journaux illustrés de gauche le charbon qui a nourri la flamme de la conscience révolutionnaire. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce mouvement n’est pas né de la « bolchévisation » des organisations communistes en Allemagne, mais d’une culture d’agitprop largement diffusée dans des structures et groupements relativement indépendants de la hiérarchie du parti. Depuis Berlin, ce mouvement a essaimé dans la plupart des pays occidentaux et dans chacun d’eux a pris une forme et un rythme différents. Ici, ce sont les éditeurs et la presse qui s’adressent aux ouvriers photographes et encouragent leur pratique du loisir pour exploiter son potentiel politique et éditorial ; là, on trouvera plutôt tel artiste ou telle organisation d’intellectuels qui insistera sur la valeur créative de la photographie sociale pratiquée par les ouvriers. Ce rêve démocratique d’une communication politique conduite par le bas ne durera que peu de temps. L’hypothèse prolétarienne ne résistera pas à la professionnalisation du photoreportage en cours dès le milieu des années 1930. Mais elle renaîtra à différents moments de l’histoire, notamment dans le féminisme des années 1970, le cinéma autour de 1968 et, plus récemment, dans l’accompagnement des luttes sociales par une pratique engagée des réseaux sociaux – n’at-on pas vu, en France comme dans de nombreux autres pays, se multiplier des initiatives faisant appel au public pour documenter la répression des manifestations ? Elle laissera ainsi une empreinte durable sur ce que François Brunet a appelé « l’idée de photographie », médium populaire propice à l’engagement militant.

Robert Risler, photomontage tiré de l’Exposition de la Jeunesse socialiste ouvrière, Zurich, 1931, tirages argentiques, 18 × 22 cm. Zurich, Archives sociales suisses (F 5024-Fx-126).

Référence : La rédaction, « Éditorial », Transbordeur. Photographie histoire société, no 4, 2020, pp. 2-3.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture