Attica, État de New York, 9 septembre 1971. Plusieurs centaines de détenus, majoritairement afro-américains, déclenchent une mutinerie et prennent cinquante gardiens en otage. Réunis dans la cour D de la prison, ils organisent minutieusement leur révolte et commencent la rédaction de leur « Déclaration au peuple américain », puis d’une liste de « Quinze demandes concrètes ». Les négociations débutent alors avec Russell G. Oswald, directeur des services pénitentiaires de l’État de New York, Herman Schwartz, professeur de droit de l’université de Buffalo et spécialiste des droits des prisonniers, et Arthur O. Eve, révérend afro-américain, élu à l’assemblée de l’État de New York. Des observateurs extérieurs, nommément cités dans une liste de six revendications, endossent le rôle de médiateurs, alors que, fait inédit, journalistes, photographes et cameramen sont dépêchés au cœur de la prison à la demande des prisonniers. La poursuite des négociations s’enlise pourtant au cours des jours suivants ; le gouverneur de l’État de New York, Nelson Rockefeller, refuse toujours de se déplacer. Les mutins seront donc combattus par la force. Le 13 septembre, l’attaque répressive débute. Le bilan est sanglant : 43 morts – 32 détenus et 11 otages – et des dizaines de blessés. Les parties en présence l’ont compris, les images sont primordiales dans le rapport de force engagé, la visibilisation des événements pouvant faire irrémédiablement basculer l’opinion. Les autorités prennent ainsi soin d’éloigner les photographes et les journalistes avant l’attaque.
Si la révolte d’Attica est déclenchée en partie par des événements antérieurs, tels que l’assassinat du Black Panther George Jackson au pénitencier de San Quentin le 21 août 1971, elle est nourrie à l’intersection des frustrations issues des combats menés par les Afro-Américain(e)s au cours du XXe siècle et des conditions de détention du système carcéral. Elle s’inscrit de la même manière dans le contexte plus large des luttes menées dans les années 1960 et 1970 – manifestations contre la guerre du Vietnam, révoltes estudiantines, etc. La mise en perspective de ce réseau tentaculaire de protestations et de revendications est au fondement d’Attica. USA 19711, l’ouvrage faisant retour sur les événements avec la volonté d’offrir une multiplicité de points de vue, une « restitution polyphonique » (p. 10) de l’histoire de la révolte et de sa violente répression. Philippe Artières s’attelle ainsi, au cours de chapitres disséminés dans l’ouvrage, à la (re)construction de l’histoire d’Attica comme lieu du quotidien carcéral et comme événement en détaillant le déroulement des faits autant que leurs causes, la chaîne d’actions et de réactions ayant mené à l’issue tragique ; place est aussi donnée aux divers procès, enquêtes et procédures judiciaires qui ponctuent quatre décennies jusqu’en 2016. Attica demeure le point de convergence constant de l’ouvrage, alors que se construit progressivement une constellation d’approches qui ancre la révolte dans les contextes culturels, sociaux et politiques américains.
Caroline Rolland-Diamond aborde les États-Unis des années 1960 par le prisme de la Nouvelle Gauche, des combats menés par les nombreux mouvements et organisations afro-américains – CORE, SNCC, Black Panther Party, etc. – et par diverses minorités, mettant ainsi en perspective l’ampleur et la diversité de la contestation avec l’essor de sa répression. Jedediah Sklower et Emmanuel Parent se penchent sur les liens forts entre musique et politique. Nombre d’artistes réagissent aux événements par la création, s’inscrivant dans une « tradition » américaine qui lie contestation, luttes sociales, mémoire et musique. Dans une perspective similaire, Elvan Zabunyan questionne « l’art engagé dans une époque troublée » (p. 102) par l’infamie de la guerre du Vietnam, les multiples discriminations, mais aussi les conditions d’incarcération dans les prisons américaines, démontrant la vigueur et l’ampleur de la contestation par les artistes. Nicole Brenez focalise son propos sur les films réalisés du point de vue des activistes révolutionnaires, de la fondation en 1967 de l’agence Newsreel aux reportages sur les événements d’Attica et, plus généralement, les réalisations filmiques s’impliquant dans le Mouvement des prisons.
Alors que le champ culturel se mue en un espace contestataire particulièrement fertile, les images deviennent des outils puissants de conscientisation et de visibilisation. Comme le souligne Philippe Artières, Attica n’est pas une révolte de prisonniers banale (p. 137). À la brutalité extrême de la répression s’ajoute la dimension organisationnelle, inédite, d’une véritable « micro-société » (p. 144) ; surtout, la participation d’observateurs extérieurs et la présence des médias permettent un accès rare au cœur d’un établissement carcéral. Les images, en dévoilant un lieu habituellement inaccessible et, qui plus est, en situation de crise, participent à ériger la révolte en événement historique marquant, visuellement frappant – cet usage, cette nécessité des images n’étant pas sans rappeler l’importance accordée aux photographies par les dirigeants du Mouvement des droits civiques, notamment Martin Luther King Jr. Thierry Gervais démontre les enjeux de la « bataille médiatique » (p. 233) en menant une analyse approfondie des images de la révolte publiées par de grands journaux américains tels que Newsweek, Time et Life. Si la monstration des lieux, mais aussi de la révolte, constitue un enjeu de taille, la manière de représenter les événements peut, lorsque l’on en oriente la compréhension, concourir à définir les « gagnants » – ici, les prisonniers – du combat médiatique. Les images, fixes ou animées, participent ainsi à la pérennisation de l’événement dans la mémoire collective. La mutinerie, transformée en symbole, en vient à incarner, dans la culture populaire notamment2, le rejet des pouvoirs répressifs. Al Pacino évoque « Attica, Attica » comme un slogan dans Dog Day Afternoon de Sidney Lumet (1975), alors que certaines détenues rythment leur soulèvement en criant « Attica ! Attica ! » dans le dernier épisode de la quatrième saison d’Orange Is the New Black (Netflix, 2016). Symbole puissant et pérenne : les dates choisies pour les grèves engagées pendant trois semaines en 2018 dans les prisons américaines sont le 21 août – date de la mort de George Jackson – et le 9 septembre, qui marque le début de la révolte d’Attica.
Les images ont aussi une place prépondérante au sein d’Attica. USA 1971. Chacun des chapitres est richement illustré et huit portfolios parsèment l’ouvrage, offrant une perspective nouvelle à l’ensemble. Les portraits de George Jackson par Stephen Shames répondent aux extraits de The Vanguard, essai photographique sur les Black Panthers publié en 1970 par Ruth-Marion Baruch et Pirkle Jones ; la série de photomontages House Beautiful. Bringing the War Home, 1967-1972 de Martha Rosler met en tension la guerre du Vietnam et le mode de vie d’une classe moyenne américaine qui « consomme » le conflit dans la sécurité de la distance. Toujours dans une volonté de créer un cadre de compréhension plus large, un réseau aux multiples ramifications, le choix de présenter les photographies des prisons du Texas prises par Danny Lyon dans les années 1960 permet la mise en perspective des conditions de vie carcérales, dévoilant l’ensemble d’un système correctionnel dont la violence, réelle et symbolique, se déploie dans le temps et dans l’espace. Quatre portfolios évoquent plus directement Attica, sous l’angle judiciaire d’abord, avec les photographies collectées par l’avocate Elizabeth Fink et présentées lors des diverses procédures judiciaires. La violence des corps au sol, « portraits » macabres, y côtoie celle, physique et symbolique, des prisonniers entièrement nus, alignés dans la cour, les mains croisées sur la tête en signe de soumission forcée. Les photographies de Gene Becker sont, elles, vides de toute présence humaine. Traces de l’événement, ces images deviennent en même temps les témoins de l’architecture de l’appareil carcéral. Enfin, les portraits photographiques des détenus issus du film Attica de Cinda Firestone (1974) résonnent avec les extraits de l’ouvrage Fighting Back ! Attica Memorial Book 1974 de l’Attica Brothers Legal Defense, réponse accusatrice au massacre. Le foisonnement d’images dans Attica. USA 1971 devient marqueur du rôle fondamental qu’elles ont joué dans la visibilisation et la compréhension d’une révolte devenue événement historique.
La multiplicité des points de vue, constitutive de l’ouvrage, met donc en perspective les événements d’Attica avec leurs représentations, tout en les inscrivant continuellement dans les divers contextes de leur production. De la poursuite de droits civiques fondamentaux aux combats contre des conditions sociales qui orientent presque automatiquement les destins individuels, des conditions d’incarcération au droit à l’éducation, les luttes des Afro-Américain(e)s sont le signe d’une volonté forte de changement. Pourtant, celui-ci n’a pas réellement eu lieu. Aujourd’hui encore, nombreuses sont les discriminations qui se déclinent au quotidien – accès différencié au logement, à l’éducation et à l’emploi, morts consécutives à un délit de faciès ou arrestations et détentions arbitraires. Si le taux d’incarcération aux États-Unis est le plus élevé à l’échelle mondiale, le taux d’hommes afro-américains emprisonnés demeure en effet disproportionné. L’analyse de Tom C. Holt sur la violence raciale d’État est ici éclairante, démontrant les multiples formes de discrimination racialisée d’un système qui pérennise, depuis les temps sombres de l’esclavage, une criminalisation marquée des Afro-Américain(e)s.
L’une des lignes de force d’Attica. USA 1971 est donc de tisser des liens entre passé et présent en inscrivant la révolte dans le temps long de l’histoire, mais aussi d’offrir des perspectives critiques qui dévoilent les rouages du système carcéral – Philippe Artières conclut d’ailleurs l’ouvrage en démontrant que les prisons américaines, d’abord « modèles » pour les visiteurs français (Alexis de Tocqueville notamment), deviennent objets de critiques virulentes. La richesse du livre se trouve aussi dans la construction d’un réseau de significations, l’alliance du texte et de l’image participant à l’édification d’une histoire presque exhaustive d’Attica. Si Attica. USA 1971 déborde le cadre historique en ravivant le constat, aberrant, de l’actualité des problématiques, il fournit une matière riche et inédite pour leur compréhension.</div></div>
Référence : Maude Oswald, « Philippe Artières (dir.), Attica. USA 1971, 2017 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 3, 2019, pp. 202-203.