Les publications consacrées à la photographie imprimée réservent généralement un chapitre – ou au moins une petite place – à la production japonaise, à l’image du premier volume de l’« histoire » du livre de photographies de Gerry Badger et Martin Parr1. Les études spécialisées sont en revanche plus rares, et l’ouvrage Les Livres de photographies japonais des années 1960 et 1970 a longtemps été la ressource la plus complète en langue occidentale sur le sujet2. The Japanese Photobook 1912-1990 et Provoke. Between Protest and Performance. Photography in Japan 1960-1975, deux épais volumes parus en 2016 et 2017, ambitionnent de compléter les connaissances sur le livre et la photographie imprimée au Japon.
The Japanese Photobook s’apparente plutôt à un guide illustré de la production éditoriale du XXe siècle. Les dix-neuf chapitres qui constituent le volume sont tous construits de la même manière : un court texte rédigé par un spécialiste de la période, à chaque fois en versions française et japonaise, puis la reproduction d’une sélection d’ouvrages, avec la couverture, plusieurs doubles pages intérieures et les informations relatives à chacune de ces publications. Le principal apport théorique se situe dans le texte d’introduction, dans lequel Kaneko Ryūichi définit le livre de photographies comme une « forme » spécifique. Il évoque la recherche de mise en valeur des images individuelles dans les premières publications pictorialistes, puis la mise en séquence des photographies dans les livres modernistes des années 1920-1930, sous l’influence des publications allemandes et soviétiques. Mais un tournant a véritablement lieu dans les années 1950, avec la prise en compte au Japon du livre comme support de diffusion massive de la photographie. Les expérimentations des années 1960, les livres de contestation des années 1970, et enfin le succès de certains grands noms de la photographie attachés à l’imprimé, comme Araki Nobuyoshi, ne feront que confirmer cet engouement.
Pour Manfred Heiting, éditeur de ce volume, il était important que les articles soient traduits en japonais pour encourager la recherche dans ce domaine, notamment au Japon. Elle existe pourtant déjà, en témoignent ici les textes de spécialistes japonais du livre de photographies (Kaneko Ryūichi pour l’introduction, Iizawa Kōtarō pour un chapitre sur la question peu traitée de la photocopie) ou de la photographie (Mitsuda Yuri et Takeba Joe pour le pictorialisme, Fujimura Satomi pour les publications des années 1930). Shirayama Mari signe d’ailleurs l’un des chapitres les plus stimulants, sur la période de militarisation et sur la guerre du Pacifique. Reprenant des thèmes déjà abordés dans un précédent ouvrage3, elle décrit le rôle des revues culturelles et touristiques dans la propagande d’État, les liens entre publications et photomural, ainsi que l’importance du photomontage dans les mises en page. Certains éléments frappent cependant par leur absence. Ainsi, aucun article n’éclaire la période charnière de l’immédiate après-guerre (1945-1959). Une sélection de livres est certes proposée, mais sans texte d’accompagnement qui signalerait le rôle central des magazines dans la chaîne éditoriale, ou encore l’importance accordée aux constructions narratives en images à partir des années 1950. Le même traitement est réservé à la célèbre revue Provoke (1968-1969), pour laquelle il faut se contenter de reproductions de publications, mais sans explications.
Physiquement, le format et l’épaisseur de The Japanese Photobook impressionnent. Pourtant, l’ouvrage comporte bien des lacunes, malgré la bonne volonté affichée de Manfred Heiting, qui se décrit comme un « défenseur du livre de photographies du XXe siècle » (p. 15). Outre le fait que les chapitres qu’il rédige lui-même ne sont pas toujours indispensables (tel celui sur les livres du photographe allemand Paul Wolff publiés au Japon de 1936 à 1942), l’étude est parcellaire, les textes sont peu nombreux et ne contiennent quasiment aucune note ni références bibliographiques. Par ses courtes notices que compense sa riche iconographie (au point de saturer parfois la double page de visuels), l’ouvrage reproduit les travers des anthologies de Gerry Badger et Martin Parr. Manfred Heiting s’adresse avant tout aux collectionneurs, qui retrouveront dans ces pages les grands noms de la photographie japonaise du siècle dernier et des listes de « chefs-d’oeuvre » de l’édition japonaise à acquérir (il prend par exemple soin de préciser que la série complète des Xerox Books d’Araki Nobuyoshi apparaît rarement sur le marché). Pour les autres lecteurs, The Japanese Photobook constitue surtout un appel à aller voir de plus près les livres reproduits, pour certains très peu connus. Ces découvertes sont le grand mérite de cet ouvrage, à défaut de constituer une recherche approfondie à leur sujet. D’une épaisseur comparable, le catalogue de l’exposition Provoke. Between Protest and Performance se consacre plus spécifiquement à la revue Provoke, pensée ici comme un trait d’union entre les mouvements de protestation et le développement de la performance. C’est-à-dire pleinement inscrite dans son contexte politique et artistique, que décrit avec précision Yukio Lippit en ouverture, mêlant à la fois l’avènement du « miracle économique japonais » dans les années 1960 et la succession de contestations de grande ampleur jusque dans la décennie 1970.
La première partie du catalogue, « Protest », reproduit sur plus de deux cents pages des photographies, des couvertures de livres et des doubles pages qui en sont extraites. À travers les exemples des livres de Kitai Kazuo, Kurihara Tatsuo ou Nagahama Osamu sont représentés divers soulèvements populaires et sociaux : les manifestations étudiantes et civiles contre la reconduction du traité de sécurité nippo-américain et contre la présence militaire américaine au Japon, l’opposition à la construction du futur aéroport de Narita, ou à l’occupation d’Okinawa par les États-Unis jusqu’en 1972. Plusieurs traductions de textes présents dans ces livres rendent ainsi accessibles des écrits d’époque des photographes Hamaya Hiroshi ou Tōmatsu Shōmei. Un texte de Duncan Forbes accompagne ces documents et éclaire précisément les luttes que ces livres cherchaient à rendre visibles, leurs différents acteurs (étudiants, photojournalistes et photographes), ainsi que le pouvoir oppositionnel que ces imprimés ont joué dans l’arène politique japonaise de l’époque. Ces publications, parfois autoéditées par les syndicats étudiants, visaient en effet à proposer d’autres récits de ces luttes que ceux faits dans la presse et à la télévision.
La deuxième partie, sur la revue Provoke elle-même, constitue le coeur de l’ouvrage. Fondée en 1968 par le photographe et critique Taki Kōji (voir supra la contribution de Michael Lucken), le poète et critique Okada Takahiko, Nakahira Takuma et Takanashi Yutaka, la revue n’a connu que trois livraisons. Le catalogue reproduit l’intégralité des trois numéros – souvent évoqués mais rarement montrés –, de la première à la quatrième de couverture. On trouve à leur suite des vues d’autres livres du groupe, des reproductions de portfolios publiés dans la presse, des images isolées et la traduction de textes d’acteurs de Provoke parus dans les années 1960-1970. Dans l’article qui suit ces documents, Matthew S. Witkovsky explique en quoi Provoke ne se réduit pas à des questions de style – le fameux « are, bure, boke » (brut, flou, granuleux) associé au groupe. Il s’agissait pour les auteurs de la revue d’interroger le statut même de l’image photographique, de questionner sa stabilité, sa reproductibilité et de déconstruire les structures narratives classiques de mise en séquence, qui impliquent un début, un développement et une fin.
Alors que la revue Provoke est souvent cantonnée à l’influence qu’elle a pu avoir sur le monde de la photographie, la dernière partie de l’ouvrage élargit les recherches au domaine de la performance4. On y retrouve ainsi des artistes pour lesquels la photographie a autant été un outil de documentation de leurs travaux qu’un médium pour la création : Akasegawa Genpei, le groupe Haireddo sentā (Hi Red Center), Takamatsu Jirō, Terayama Shūji, Enokura Kōji, etc. Prenant comme exemple Hijikata Tatsumi, l’inventeur de la danse butō, Walter Moser détaille les relations qui s’opèrent à partir de la fin des années 1960 au Japon entre photographie d’avant-garde, danse expérimentale, théâtre et politique. De fait, les expérimentations de Provoke sur le renouvellement des formes dans le domaine de la photographie japonaise font directement écho aux recherches sur la présence sociale, politique et sexuelle du corps dans la danse de Hijikata Tatsumi.
Outre les essais très documentés qu’il contient, le catalogue rassemble de nombreuses traductions de textes historiques, une iconographie abondante à partir de documents difficiles à consulter hors du Japon, ainsi que plusieurs entretiens réalisés pour l’occasion (avec Kaneko Ryūichi, les photographes Moriyama Daidō, Takanashi Yutaka, Hosoe Eikō). Prenant comme point de départ l’imprimé (les livres de photographies et les revues), Provoke. Between Protest and Performance confirme l’existence de passerelles avec d’autres domaines expérimentaux (design graphique, danse, théâtre, arts visuels), sans pour autant éluder le contexte politique primordial à l’éclosion de ces pratiques de l’image. Fidèle au slogan que s’était donnée la revue en 1968 – « des documents vivifiants pour la pensée » (shisō no tame no chōhatsu-teki shiryō) –, cette étude très complète, à la conception soignée, est assurément une ressource indispensable pour mieux comprendre la photographie japonaise de cette période.
Référence : Lillian Froger, « Manfred Heiting (dir.), The Japanese Photobook 1912-1990, 2017 & Diane Dufour et Matthew Witkovsky (dir.), Provoke. Between Protest and Performance. Photography in Japan 1960-1975, 2016 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 2, 2018, pp. 228-229.