Par-delà l’exposition de photographie
Les expositions, à l’instar des publications, ont contribué de manière essentielle à la diffusion de la photographie. Si l’on connaît bien désormais les nombreux canaux par lesquels les photographies imprimées circulèrent, l’hétérogénéité des formes et des espaces de la photographie exposée demeure sous-estimée. L’essor de départements muséaux, bientôt de centres et de musées spécialisés, au fil du XXe siècle a indéniablement renforcé cette impression, laissant songer que l’exposition des photographies se résumait essentiellement à l’exposition de photographie. À y regarder de plus près pourtant, photographie et exposition se sont croisées de façon beaucoup plus diversifiée.
Dès ses débuts, la photographie noue en effet avec l’exposition des rapports aussi multiples que contradictoires. D’un côté, sa qualité même d’image semble la prédestiner au mode dominant de présentation publique des productions visuelles : un déploiement mural à destination d’une consommation collective. De l’autre, nombre de ses traits résistent à la tradition de l’accrochage pictural hérité du Salon : sa reproductibilité, son instabilité face à la lumière, son format réduit et sa monochromie paraissent s’adapter bien mieux au modèle du recueil, consulté individuellement, qu’à celui de la cimaise et du regard partagé. Ses premières présentations publiques se déroulent d’ailleurs souvent loin des espaces réservés à l’expression artistique : devant la Chambre des députés, l’Académie des sciences, dans des sociétés savantes, des ateliers ou des échoppes, soit des lieux de discours, de démonstration ou d’étalage plus que de contemplation. Dans les décennies qui suivent 1839, la rapide multiplication de ses usages et de ses usagers contribue à diversifier encore ses modes de diffusion : reproduite à l’envi sur des supports et à des formats variés, insérée dans des albums, imprimée, projetée, la photographie ne trouve dans les expositions qu’une modalité de présentation parmi beaucoup d’autres. En outre, par sa capacité à déplacer de façon graphique et miniaturisée tout fragment du monde, elle y intervient bien plus souvent comme l’outil de la monstration que comme le point de focalisation de l’attention.
Assimilable en somme à la vitrine autant qu’au tableau, la photographie se donne comme une image exposante aussi bien qu’exposée, qui se doit de disparaître pour partie en même temps qu’elle se montre. Ce statut ambivalent marque toute l’histoire de son exposition, portée par un battement constant entre ces deux fonctions. La catégorie désormais usuelle d’« exposition de photographie » peine à rendre compte de ces oscillations et de la nature protéiforme des manifestations ayant fait appel au médium. En effet, si l’exposition a façonné l’image publique et institutionnelle de la photographie, celle-ci a joué en retour un rôle considérable dans le développement foisonnant de nouvelles techniques de présentation des images au cours du XXe siècle. Elle a apporté à l’exposition bien plus qu’une alternative aux peintures, dessins et gravures qui avaient pu occuper l’espace de la cimaise jusque-là : elle en a modifié les potentialités en conférant une malléabilité inédite aux images et par là une liberté nouvelle à leur agencement spatial et conceptuel, jusqu’à jouer un rôle substantiel dans l’essor du champ de la scénographie d’exposition. À travers elle, c’est au bout du compte l’exposition elle-même qui a gagné en souplesse et a fini par intégrer quelques-unes des qualités de la photographie : sa flexibilité, sa légèreté, bientôt sa reproductibilité et sa mobilité.
Dès ses débuts, la photographie noue en effet avec l’exposition des rapports aussi multiples que contradictoires. D’un côté, sa qualité même d’image semble la prédestiner au mode dominant de présentation publique des productions visuelles : un déploiement mural à destination d’une consommation collective. De l’autre, nombre de ses traits résistent à la tradition de l’accrochage pictural hérité du Salon : sa reproductibilité, son instabilité face à la lumière, son format réduit et sa monochromie paraissent s’adapter bien mieux au modèle du recueil, consulté individuellement, qu’à celui de la cimaise et du regard partagé. Ses premières présentations publiques se déroulent d’ailleurs souvent loin des espaces réservés à l’expression artistique : devant la Chambre des députés, l’Académie des sciences, dans des sociétés savantes, des ateliers ou des échoppes, soit des lieux de discours, de démonstration ou d’étalage plus que de contemplation. Dans les décennies qui suivent 1839, la rapide multiplication de ses usages et de ses usagers contribue à diversifier encore ses modes de diffusion : reproduite à l’envi sur des supports et à des formats variés, insérée dans des albums, imprimée, projetée, la photographie ne trouve dans les expositions qu’une modalité de présentation parmi beaucoup d’autres. En outre, par sa capacité à déplacer de façon graphique et miniaturisée tout fragment du monde, elle y intervient bien plus souvent comme l’outil de la monstration que comme le point de focalisation de l’attention.
Assimilable en somme à la vitrine autant qu’au tableau, la photographie se donne comme une image exposante aussi bien qu’exposée, qui se doit de disparaître pour partie en même temps qu’elle se montre. Ce statut ambivalent marque toute l’histoire de son exposition, portée par un battement constant entre ces deux fonctions. La catégorie désormais usuelle d’« exposition de photographie » peine à rendre compte de ces oscillations et de la nature protéiforme des manifestations ayant fait appel au médium. En effet, si l’exposition a façonné l’image publique et institutionnelle de la photographie, celle-ci a joué en retour un rôle considérable dans le développement foisonnant de nouvelles techniques de présentation des images au cours du XXe siècle. Elle a apporté à l’exposition bien plus qu’une alternative aux peintures, dessins et gravures qui avaient pu occuper l’espace de la cimaise jusque-là : elle en a modifié les potentialités en conférant une malléabilité inédite aux images et par là une liberté nouvelle à leur agencement spatial et conceptuel, jusqu’à jouer un rôle substantiel dans l’essor du champ de la scénographie d’exposition. À travers elle, c’est au bout du compte l’exposition elle-même qui a gagné en souplesse et a fini par intégrer quelques-unes des qualités de la photographie : sa flexibilité, sa légèreté, bientôt sa reproductibilité et sa mobilité.
Sous l’intitulé « Photographie et exposition », le présent dossier propose d’envisager l’exposition des photographies moins comme un objet homogène aux frontières clairement localisables que comme l’interaction de deux médias dont la relation toujours changeante a pu générer des configurations étonnamment diversifiées. Cette approche croisée prolonge et renouvelle les nombreux travaux publiés sur le sujet depuis une trentaine d’années. Dès le tournant des années 1980, Wolfgang Kemp, Ute Eskildsen ou Ulrich Pohlmann en Allemagne, Christopher Phillips ou Benjamin Buchloh aux États-Unis, ont livré des études majeures sur la question1. En France, c’est l’exposition L’Invention d’un art organisée au Centre Pompidou en 1989 qui a esquissé une histoire scénographique de la photographie à travers la reconstitution d’une série de manifestations clés2 (fig. 1). Ces dernières années, l’intérêt pour de tels objets a été ravivé par un nombre grandissant d’études de cas et la parution de premières anthologies, à l’instar des deux sommes Public Photographic Spaces. Propaganda Exhibitions, from Pressa to The Family of Man, 1928-55 de Jorge Ribalta en 2009 et Photoshow. Landmark Exhibitions that Defined the History of Photography d’Alessandra Mauro en 20143.
Deux traits principaux ont dominé ces recherches. Thématiquement d’abord, l’histoire de l’exposition de photographie a souvent été liée à la légitimation artistique du médium, l’accès à la cimaise étant considéré comme le canal principal pour sa reconnaissance culturelle. Dans cette optique, les expositions les plus étudiées ont été celles ayant ouvert la voie à l’entrée de la photographie dans le musée d’art. Une institution en particulier – le MoMA de New York – a même concentré sur elle la majorité des études, laissant longtemps dans l’ombre quantité d’autres lieux, d’autres contextes institutionnels et géographiques moins en vue. Sur le plan chronologique ensuite, l’entre-deux-guerres a indiscutablement dominé les recherches, notamment en vertu de l’usage abondant de la photographie fait par certains membres de l’avant-garde comme El Lissitzky ou Herbert Bayer dans la mise en forme d’expositions de masse. Entre les deux s’est esquissé un récit canonique de l’histoire de l’exposition photographique qui, tissant ces deux fils, s’est centré sur un nombre restreint de manifestations phares, autour de la galerie 291 (1905), Film und Foto (1929), Photography 1839-1937 (1937), Road to Victory (1942), The Family of Man (1955) ou New Documents (1967). Dans une sorte de remise en jeu plus concentrée encore de « l’histoire en mille images » brocardée il y a trente ans par Abigail Solomon-Godeau à propos du MoMA4, une histoire de la photographie en dix expositions s’est progressivement cristallisée (fig. 2). Si elle fut très éclairante pour l’histoire du médium, son revers a été d’occulter la nature foncièrement proliférante et hétérogène des scénographies fondées sur la photographie.
Deux traits principaux ont dominé ces recherches. Thématiquement d’abord, l’histoire de l’exposition de photographie a souvent été liée à la légitimation artistique du médium, l’accès à la cimaise étant considéré comme le canal principal pour sa reconnaissance culturelle. Dans cette optique, les expositions les plus étudiées ont été celles ayant ouvert la voie à l’entrée de la photographie dans le musée d’art. Une institution en particulier – le MoMA de New York – a même concentré sur elle la majorité des études, laissant longtemps dans l’ombre quantité d’autres lieux, d’autres contextes institutionnels et géographiques moins en vue. Sur le plan chronologique ensuite, l’entre-deux-guerres a indiscutablement dominé les recherches, notamment en vertu de l’usage abondant de la photographie fait par certains membres de l’avant-garde comme El Lissitzky ou Herbert Bayer dans la mise en forme d’expositions de masse. Entre les deux s’est esquissé un récit canonique de l’histoire de l’exposition photographique qui, tissant ces deux fils, s’est centré sur un nombre restreint de manifestations phares, autour de la galerie 291 (1905), Film und Foto (1929), Photography 1839-1937 (1937), Road to Victory (1942), The Family of Man (1955) ou New Documents (1967). Dans une sorte de remise en jeu plus concentrée encore de « l’histoire en mille images » brocardée il y a trente ans par Abigail Solomon-Godeau à propos du MoMA4, une histoire de la photographie en dix expositions s’est progressivement cristallisée (fig. 2). Si elle fut très éclairante pour l’histoire du médium, son revers a été d’occulter la nature foncièrement proliférante et hétérogène des scénographies fondées sur la photographie.
Plus récemment, un certain nombre d’études sont toutefois venues densifier et complexifier ce récit. De nouvelles recherches ont éclairé l’histoire encore mal connue des expositions de la photographie au XIXe siècle5 ; quelques grandes manifestations généralistes longtemps négligées, comme l’Internationale Photographische Ausstellung (Exposition photographique internationale) à Dresde en 1909 ou la Weltausstellung der Photographie (Exposition mondiale de la photographie) à Lucerne en 1952, ont été réévaluées6 ; la présentation de la photographie dans les foires (fig. 3), les bibliothèques, les musées ethnographiques, historiques, sociaux, les musées des sciences ou des photographies documentaires a commencé à attirer l’attention7. De telles études ont fait apparaître un champ immense encore à défricher dès lors que l’on envisage la photographie plutôt comme une composante primordiale des formes spatialisées de la communication de masse que comme le point de focalisation exclusif de l’accrochage – sa finalité.
L’intérêt suscité par le sujet participe, on l’aura compris, d’un phénomène plus large : celui de l’ouverture de l’histoire de la photographie à l’histoire sociale et à la culture matérielle. Il s’est traduit récemment par la mise sur pied d’un nombre croissant de rencontres, de colloques, de conférences et d’enseignements spécialisés. C’est notamment le cas à l’université de Lausanne où, depuis dix ans, un pôle de recherche s’est constitué autour de l’exposition, considérée dans ses interactions avec les médias reproductibles8. Illustrant la vitalité de ce domaine dans la sphère académique, plusieurs jeunes chercheurs et chercheuses issus de ce pôle contribuent au présent dossier.
Les articles qui le composent ainsi que la section « Collections » conçue dans son prolongement se penchent sur des catégories très diverses de manifestations – expositions universelles, pédagogiques, politiques, techniques, commerciales, architecturales –, examinées dans une chronologie longue. Ces contributions s’intéressent précisément au fait que nombre de ces présentations se sont situées à la croisée des espaces artistique et scientifique, culturel et politique, savant et populaire. Elles montrent surtout comment la photographie n’a cessé d’y interagir avec d’autres moyens de communication visuelle, que ce soient les formes plus anciennes de la reproduction comme la gravure ou le moulage, le graphisme, la statistique visuelle, le cinéma ou la conférence avec projection. Ces études manifestent enfin combien, au-delà d’un objet purement visuel, l’exposition doit être envisagée dans sa nature matérielle et spatiale, dans le mouvement des corps impliqué par la visite9, mais aussi et par là même comme un terrain d’observation privilégié des usages sociaux de la photographie. En ceci, l’histoire croisée de l’exposition et de la photographie offre un point de vue extrêmement riche sur les conditions de la fabrique collective des images et constitue un objet idéal pour observer la manière dont se déploie, selon les mots d’Elizabeth Edwards, la « vie sociale des photographies10 ».
L’intérêt suscité par le sujet participe, on l’aura compris, d’un phénomène plus large : celui de l’ouverture de l’histoire de la photographie à l’histoire sociale et à la culture matérielle. Il s’est traduit récemment par la mise sur pied d’un nombre croissant de rencontres, de colloques, de conférences et d’enseignements spécialisés. C’est notamment le cas à l’université de Lausanne où, depuis dix ans, un pôle de recherche s’est constitué autour de l’exposition, considérée dans ses interactions avec les médias reproductibles8. Illustrant la vitalité de ce domaine dans la sphère académique, plusieurs jeunes chercheurs et chercheuses issus de ce pôle contribuent au présent dossier.
Les articles qui le composent ainsi que la section « Collections » conçue dans son prolongement se penchent sur des catégories très diverses de manifestations – expositions universelles, pédagogiques, politiques, techniques, commerciales, architecturales –, examinées dans une chronologie longue. Ces contributions s’intéressent précisément au fait que nombre de ces présentations se sont situées à la croisée des espaces artistique et scientifique, culturel et politique, savant et populaire. Elles montrent surtout comment la photographie n’a cessé d’y interagir avec d’autres moyens de communication visuelle, que ce soient les formes plus anciennes de la reproduction comme la gravure ou le moulage, le graphisme, la statistique visuelle, le cinéma ou la conférence avec projection. Ces études manifestent enfin combien, au-delà d’un objet purement visuel, l’exposition doit être envisagée dans sa nature matérielle et spatiale, dans le mouvement des corps impliqué par la visite9, mais aussi et par là même comme un terrain d’observation privilégié des usages sociaux de la photographie. En ceci, l’histoire croisée de l’exposition et de la photographie offre un point de vue extrêmement riche sur les conditions de la fabrique collective des images et constitue un objet idéal pour observer la manière dont se déploie, selon les mots d’Elizabeth Edwards, la « vie sociale des photographies10 ».
Circonscrire l’objet photographie
Envisager l’exposition dans ses dimensions sociale, économique, culturelle ou politique nécessite que l’on s’intéresse aux discours qui l’accompagnent et aux acteurs qui la façonnent. Dans l’article d’ouverture du dossier, Steffen Siegel souligne précisément combien la présence du discours, oral autant qu’écrit, a été au coeur du processus de divulgation de la photographie en 1839. Durant ses premiers mois d’existence publique, descriptions, récits et ouï-dire prirent largement le pas sur la confrontation effective aux objets matériels, volontiers maintenus quant à eux dans une certaine confidentialité. Pour les contemporains, l’explication précéda en quelque sorte la chose ; la vision en fut dès lors orientée et toute confrontation aux images encadrée d’un halo de savoirs textuels et de paroles entendues. L’étude rappelle aussi que l’objet « photographie » n’était pas encore clairement défini et que la présentation publique du nouveau médium et les discours qui l’accompagnèrent contribuèrent à le construire et à établir les normes qui devaient régir ses usages. Les près de deux siècles d’« expositions de photographie » qui suivront ne cesseront de relancer ce geste : chacune d’entre elles s’attachera à stabiliser la définition d’un objet fondamentalement labile et à circonscrire un territoire demeuré jusqu’aujourd’hui sans frontière fixe. C’est le cas en particulier pour les expositions à visée historique, dès lors que, dès 1839, les présentations du médium ne se bornèrent pas à en esquisser l’avenir, mais veillèrent aussi à en ordonner le passé. Le canal de l’exposition a de fait joué un rôle essentiel dans l’écriture de l’histoire de la photographie, cela d’autant que ce récit fut longtemps assumé par les praticiens eux-mêmes, ainsi que par les collectionneurs, les conservateurs de musées ou de cabinets des estampes, qui l’organisèrent à travers des arrangements temporaires d’objets et d’images. Or, comme le souligne Muriel Willi à propos de la collaboration de deux collectionneurs réputés – Erich Stenger et Helmut Gernsheim –, la juxtaposition de matériaux foncièrement hétérogènes a pu faciliter la cohabitation de postures historiographiques – et parfois idéologiques – discordantes. Rarement prise en charge par une seule personne, l’histoire de la photographie telle qu’écrite par les expositions se donne comme le produit de négociations, voire d’affrontements qui en infléchissent le récit. Cent cinquante ans après la divulgation de la photographie argentique, l’avènement de l’image numérique va remettre une nouvelle fois en jeu de façon radicale l’idée de photographie et renforcer comme jamais depuis ses débuts le besoin d’en clarifier la définition et d’en repenser l’avenir. À nouveau, discours et projections théoriques vont rapidement l’emporter sur la confrontation effective aux images et imposeront un imaginaire de la photographie numérique largement détaché de la réalité plurielle des productions existantes. En s’intéressant aux trois décennies durant lesquelles se stabilisa progressivement la notion de « photographie numérique », Claus Gunti met cependant au jour le rôle crucial des expositions comme laboratoires de cette mutation technologique. Situées à la croisée de différentes sphères – du computer art, des technologies de l’information et de la photographie –, ces premières présentations donnaient à voir les définitions multiples de la « photographie numérique » à une période où celle-ci constituait un objet encore essentiellement expérimental.</p>Diffuser les savoirs par l’image
On l’a dit, la majorité des expositions ayant donné à voir la photographie ne l’ont cependant pas eue pour sujet mais ont mis le médium à profit pour diffuser des informations, des savoirs ou des idées dans des champs disciplinaires très variés, des sciences sociales à l’histoire de l’art, de l’économie à la politique. Loin d’y occuper une place hégémonique, la photographie y fut très souvent associée à d’autres moyens de communication graphique ou audiovisuelle. C’est dans ses interactions avec les autres médias qu’elle semblait en mesure de transmettre efficacement les connaissances auprès d’un large public ; par là, les expositions ont constitué un terrain spécialement fertile pour les réflexions sur la pédagogie par l’image. Claire-Lise Debluë souligne en particulier les échanges étroits que la photographie a entretenus avec un autre moyen de visualisation de l’information dont l’essor lui fut contemporain : la statistique graphique. Dès le XIXe siècle, les deux types d’images acquirent auprès des milieux scientifiques une importance symbolique comparable et devinrent des agents essentiels de popularisation des savoirs. Or, l’espace de l’exposition, lieu longtemps privilégié de vulgarisation, a considérablement favorisé leur croisement. Mais autant que les savoirs scientifiques, l’exposition photographique a aussi contribué à façonner les représentations visuelles du discours politique, comme le montre Estelle Sohier à propos de l’exposition La Grèce éternelle du photographe Fred Boissonnas, organisée en marge de la Conférence de paix de Paris en 1919. Cet exemple signale combien les frontières entre exposition d’art photographique et propagande étatique ont pu être poreuses. L’« exposition de photographie » abritait ici une série de réceptions, de conférences, de projections de lanterne ou de films, devenant ainsi un espace de la diplomatie internationale où le spectateur pouvait être alternativement invité à contempler, à lire, à écouter ou à dialoguer. Envisagée dans son efficacité pédagogique, l’exposition photographique se révèle souvent être bien plus qu’un accrochage d’images. Les tirages s’y trouvent confrontés à d’autres éléments, dans des scénographies composites visant à animer le visiteur au-delà de la seule délectation. Et cela peut valoir pour l’histoire de l’art ellemême, dès lors qu’elle est envisagée comme une histoire de la culture dont les enjeux ne seraient plus seulement esthétiques. C’est singulièrement le cas pour Aby Warburg, dont Uwe Fleckner examine une exposition didactique peu connue sur l’histoire de l’astrologie et de l’astronomie organisée dans le planétarium de Hambourg. Si la photographie y dominait, elle y était beaucoup moins utilisée comme une représentation autonome que comme un moyen de reproduire et de transformer d’autres images plus anciennes – en varier le format, le cadrage, la couleur – afin de les faire entrer dans un ordre comparatif signifiant et d’en exacerber le potentiel pédagogique. Elle ne cessait par ailleurs d’interagir, là encore, avec d’autres formes de reproduction, des textes muraux et des documents divers pour composer un parcours tout aussi physique qu’intellectuel et renouveler l’idée même d’éducation populaire.</p>Faire circuler l’exposition
À partir des années 1920, et plus encore dans les années d’après-guerre, l’évolution des techniques de reproduction photographique eut un impact majeur sur les pratiques scénographiques. Cette période de mutation profonde fut celle de la professionnalisation des métiers de l’exposition, alors que l’étalagisme – ainsi qu’on désignait l’activité des décorateurs de vitrines – quittait le seul champ du commerce pour rejoindre celui des arts graphiques et de la science publicitaire naissante. Revues de graphisme, de typographie ou d’architecture se mirent à célébrer l’avènement d’un expert aux compétences aussi pointues que variées. Le scénographe d’exposition y était présenté comme un graphiste aux prérogatives élargies, embrassant les arts de la reproductibilité – la typographie, la photographie – autant que les techniques de la composition tridimensionnelle et de la spatialisation des images (fig. 4). Les publications de scénographes de renom (Richard Paul Lohse en Suisse, George Nelson ou Will Burtin aux États-Unis, Misha Black en Grande-Bretagne) vinrent donner à la discipline les lettres de noblesse qui lui manquaient encore. Dans le champ désormais internationalisé de la scénographie d’exposition, on ne parla plus d’étalage ou de vitrine, mais de display, non plus de maquettiste ou de décorateur, mais de designer. Plébiscitée pour sa modernité et sa fonctionnalité11, l’exposition fut pour les graphistes d’après-guerre un terrain privilégié pour affirmer leur rôle dans une communication visuelle élargie à l’aménagement spatial.</p>Si plusieurs articles de ce numéro reviennent sur ces transformations structurelles, leurs auteurs insistent en particulier sur la façon dont la reproduction photographique a émancipé l’exposition de sa qualité d’événement circonscrit dans un ici et maintenant irréductible pour lui permettre d’exister au-delà d’un lieu et d’un temps uniques, suivant la logique même des mass media. L’intrication croissante de l’exposition et de la reproduction depuis le XIXe siècle a en effet durablement transformé l’expérience de la visite et la conception de l’exposition comme temps de rencontre unique avec des objets singuliers. Dès lors qu’elle se composait en tout ou partie de reproductions, l’exposition fut pensée comme un objet duplicable, mobilisable en des lieux multiples sur la longue durée12. Le tournant des années 1950 représente à cet égard un moment de bouillonnement particulier, auquel notre dossier fait une large place. L’interruption des grandes manifestations internationales et l’indisponibilité de maintes infrastructures publiques dans le sillage de la guerre, mais aussi l’essor des magazines et de la télévision, qui renforcèrent l’attractivité d’un modèle médiatique fondé sur la dissémination plutôt que sur la concentration – tout concourut à la multiplication d’expositions légères, partiellement ou totalement reproductibles, conçues pour l’itinérance. Dans ce contexte, même l’exhibition de l’architecture, volontiers vouée aux réalisations en dur, se soumit au primat de la reproduction photographique pour pouvoir circuler sous des formes à la fois allégées et duplicables. Anne Develey met ainsi en lumière une vague internationale de présentations de ce type, dans laquelle le passage par la photographie semblait garantir aussi bien l’expansion territoriale que l’élargissement du public de la discipline. Cet imaginaire de la mobilité, de la traversée des frontières et d’une proximité nouvelle de l’exposition et de son public fut surtout au coeur des présentations du plan Marshall au début des années 1950, qui se firent non seulement itinérantes et reproductibles, mais proprement mobiles en devenant elles-mêmes véhicules. Comme l’explique Ascanio Cecco, les arts de la reproduction graphique se trouvèrent ici saisis à leur tour par l’empire du déplacement mécanisé, jusqu’à être mis au service d’une véritable rhétorique politique de la mobilité, dans laquelle la communication et la circulation, ces deux figures majeures de l’échange efficient moderne, se conjuguèrent de façon inédite.</p>
Dématérialiser l’exposition
Les contraintes matérielles qui avaient longtemps pesé sur les expositions industrielles – que l’on songe seulement aux volumineuses machines transportées à travers terres et océans au cours du long XIXe siècle – furent, grâce à la photographie, progressivement levées. Cette tendance à la dématérialisation de l’objet exposé par la photographie accompagne toute l’histoire des expositions universelles et va être encore amplifiée avec l’essor de la « société de l’information » dans les années 1960. Gabrielle Schaad montre ainsi combien, à l’Exposition universelle d’Osaka en 1970, l’installation photographique analogique s’est vue concurrencée par la célébration de l’automation et des médias électroniques et comment sa présence maintenue dans cet environnement partiellement dématérialisé a mis au jour les paradoxes d’une « société des loisirs » peinant à libérer les individus du poids de l’exigence de productivité et du travail. L’universalisme teinté de cybernétique déployé à Osaka rappelait sous une forme modernisée les différents dispositifs de concentration du monde qui, depuis le milieu du XIXe siècle, n’avaient cessé de vouloir livrer une représentation synoptique des richesses de la planète. Or, la photographie joua un rôle majeur dans la documentation visuelle et la diffusion à large échelle de ces dispositifs, en particulier des expositions universelles, leur permettant de circuler ou de perdurer par l’image au-delà d’elles-mêmes. Les deux mouvements – la photographie intégrée à l’exposition, l’exposition propagée par la photographie – participent d’une même dynamique et sont pareillement pris en compte dans notre numéro. Comme François Brunet le montre dans son enquête sur la couverture stéréographique de l’Exposition universelle de 1867, dès le XIXe siècle, ce type de manifestations fit l’objet de vastes campagnes photographiques qui démultiplièrent leur impact et leur public, renvoyant vers le monde les images des palais élevés pour en condenser les savoirs et les richesses en un seul lieu. Cette médiatisation de l’exposition universelle conféra aux temples de la marchandise la mobilité et l’ubiquité qui caractérisaient par ailleurs les échanges commerciaux ; elle permit d’y faire participer celles et ceux qui ne pouvaient s’y déplacer aussi bien que d’y attirer de nouveaux visiteurs ; elle transmua enfin un événement fondamentalement collectif en un objet disponible à l’appropriation privée, allant jusqu’à promettre « l’exposition chez soi » (fig. 5).</p>La mémoire des expositions
Les photographies d’expositions forment aujourd’hui la mémoire visuelle d’un siècle et demi d’aménagements éphémères, gigantesque documentation sans laquelle l’émergence de l’exposition comme objet d’étude historique – ce que d’aucuns appellent les exhibition studies13 – aurait sans doute difficilement été imaginable. Longtemps négligée par la recherche, cette iconographie a bénéficié ces dernières décennies d’une attention accrue, notamment dans le champ de l’histoire de l’art, où elle a participé à un renouvellement de fond des approches. Sa diffusion croissante a en effet contribué à substituer à une conception essentialiste des oeuvres, appréhendées comme des objets autonomes, leur compréhension en situation, soit comme des entités dont la réception était constamment transformée selon leurs usages sociaux et leurs contextes de monstration. De façon paradoxale, la confrontation aux oeuvres sous leur forme photographique a ainsi souligné la nécessité de prendre en compte la réalité matérielle de ces objets ancrés dans l’ici et le maintenant de leur exhibition. Car les deux choses vont bien de pair. Tandis que l’histoire de l’art devient pour une large part « une histoire d’expositions », pour reprendre la formule de Jérôme Glicenstein14, la photographie d’exposition émerge elle-même comme un genre à part entière, dont il est nécessaire de faire l’histoire et d’interroger l’impact sur les pratiques artistiques et curatoriales, comme le propose Rémi Parcollet dans ses travaux sur la « photogénie d’exposition15 ». L’attention nouvelle portée à ces documents profite aujourd’hui de la multiplication des programmes de numérisation, de valorisation et de mise en ligne de tels fonds, comme c’est le cas, pour ne prendre que les exemples les plus connus, au Centre Pompidou à Paris ou au MoMA de New York16. La redécouverte de cette documentation se déploie aussi bien dans l’espace physique des archives, dans l’espace virtuel des plates-formes en ligne que dans celui de l’exposition elle-même. À la Kunsthalle de Bâle, dont les archives photographiques couvrent plus d’un siècle de vie artistique, l’étude historique du fonds et les réflexions menées sur les enjeux de sa préservation physique ont ainsi été l’occasion, comme l’expliquent Sören Schmeling et Sonja Gasser dans la section « Collections », de penser conjointement les nouveaux modes d’accès aux images numérisées et la remise en jeu de ces documents dans les salles d’exposition. À la Kunsthalle de Mannheim, Arno Gisinger s’est lui aussi penché sur les archives photographiques de l’institution, pour se confronter en particulier à la mémoire de la première exposition de dénonciation de l’art moderne organisée en 1933 par les instances nationales-socialistes, quatre ans avant celle de l’Art dégénéré. Ici, la documentation photographique institutionnelle acquiert une double fonction mémorielle : elle conserve non seulement la trace d’oeuvres disparues, auxquelles l’artiste redonne une présence publique au moyen de la projection, mais aussi celle des pratiques infamantes qui conduisirent à les bannir des collections et des cimaises. Lorsqu’une telle documentation porte sur l’exposition de la photographie elle-même, une forme singulière de mise en abyme de l’exhibition photographique se produit nécessairement. C’est le cas avec Das rebellische Bild (L’Image rebelle) au Museum Folkwang d’Essen en 2016- 2017, consacrée à la photographie allemande des années 1980. Conçue par Florian Ebner, l’exposition rappelait combien la photographie avait alors été au coeur de propositions nouvelles et de débats quant aux formes de sa monstration et que son propre accrochage s’appliquait à remettre en jeu. À l’instar de cette exposition, le présent dossier invite à une histoire de la photographie considérée non seulement comme outil de représentation du monde, mais aussi comme moyen de reproduction et de déploiement des images au sein d’une multiplicité d’espaces sociaux, dans et par-delà « l’exposition de photographie ».Référence : Claire-Lise Debluë, Olivier Lugon, « Introduction. Par-delà l’exposition de photographie », Transbordeur. Photographie histoire société, no 2, 2018, pp. 6-15.