La photographie s’est souvent pensée sur le modèle de l’oeuvre d’art, avec pour matrice l’expérience du tableau exposé au musée, offert à la contemplation de l’amateur et du curieux. C’est pourtant faire l’impasse sur l’extraordinaire diversité de notre expérience des images techniques. Intime, discrète, puis grandiose, spectaculaire, l’exposition de photographies ne se laisse pas enfermer dans la trame régulière des intérieurs de galeries, qui n’en offrent qu’un spécimen singulier. Elle élargit tous les cadres que le discours de légitimation semble lui réserver. Pensons à l’Exposition internationale de Paris de 1937 – « l’Exposition des arts et techniques appliqués à la vie moderne » –, quand l’Europe incandescente se montrait sous l’espèce d’architectures grandioses et menaçantes. On se souvient qu’alors la pierre et l’acier faisaient bon ménage avec l’image photographique, laquelle se déployait en de larges frises, sur des panneaux amovibles, à l’intérieur comme en façade, sous une tente de cirque ou en rotonde sous les arbres. Mais l’événement « 1937 » n’est pas unique. Il inscrit une marque dans une histoire longue des expositions où la photographie fut mise à l’honneur. L’image technique a décuplé les possibilités d’agrandissement, de montages, de rythmes. Elle a façonné des dispositifs nouveaux par des effets d’immersion ou de combinaisons de médias multiples. Elle a été créatrice d’environnements visuels, où la consommation et le divertissement ne sont jamais loin de la connaissance ou de l’expérience esthétique. Elle a conditionné le regard et la mobilité des spectateurs, et permis de redéployer l’exposition en différents lieux, en d’autres circonstances, transformant ainsi en profondeur l’idée même de l’exposition dans l’après-guerre.
Après le numéro inaugural de Transbordeur sur l’histoire des musées de photographies documentaires, le présent numéro poursuit la démarche d’une histoire matérielle de la photographie, de ses usages et des formes de sa diffusion. Le dossier, au coeur de la revue, croise différents fils autour de la question de l’exposition de la photographie : la célébration du médium lui-même, depuis la divulgation du daguerréotype jusqu’aux premières présentations de la photographie numérique, en passant par la mise en scène de son histoire ; la photographie comme pédagogie par l’image, avec la statistique visuelle, l’astronomie savamment organisée par Aby Warburg, ou encore l’exposition de la Grèce par Fred Boissonnas au lendemain de la Grande Guerre. Les exhibitions d’architecture ou les expositions itinérantes du plan Marshall nous le montrent par ailleurs, la modernité de l’exposition par la photographie c’est de n’être plus ni temple ni sanctuaire, mais de circuler d’un lieu à un autre, d’un dispositif à l’autre. Et la photographie est encore là pour partager l’expérience de l’exposition au-delà des frontières et à travers le temps : les photographies stéréoscopiques prises à l’Exposition universelle de 1867 restituèrent aux millions de regardeurs l’immense bazar où le monde entier avait envoyé ses produits, tandis que des décennies de vues d’expositions artistiques sont aujourd’hui réinterrogées par des artistes, des commissaires et des chercheurs. Dans le Japon des années 1960-1970, auquel plusieurs textes de ce numéro sont consacrés, exposition et photographie ont poussé à l’extrême les utopies post-industrielles dans le sens d’une critique du médium photographique. Lorsque le dispositif se fait discours, que l’image se fait utopie, elle ouvre un nouveau champ des possibles aux multitudes rassemblées. Exposer, en définitive, c’est construire des publics.
Référence : La rédaction, « Éditorial », Transbordeur. Photographie histoire société, no 2, 2018, pp. 2-3.