Pour une histoire matérielle et intermédiatique de l’image verticale
Histoires de la vue aérienne
Si les vues aériennes sont omniprésentes dans la culture visuelle actuelle2, leur histoire est quant à elle presque aussi longue que celle de l’humanité3. La figuration de la vision en surplomb précède largement l’invention de la photographie ou l’émergence de l’aviation. C’est toutefois aux XIXe et XXe siècles qu’elle s’affirme comme une perspective proprement moderne, en s’inscrivant dès lors dans l’histoire croisée des médias visuels et des technologies de transport aérien. À l’instar des images prises à l’aide de drones, qui sont aujourd’hui légion dans les productions télévisuelles et cinématographiques, leur déploiement s’effectue au croisement d’une culture du spectacle, de l’innovation technologique, de la militarisation et de la guerre.Dès les premiers vols à la fin du XVIIIe siècle, les aérostats sont envisagés comme outils potentiels de guerre aérienne, en particulier grâce à la vision en surplomb qu’ils fournissent4. L’avantage stratégique d’un regard totalisant sur les territoires ennemis va progressivement se renforcer avec l’avènement de la photographie : dès lors, la convergence entre vue aérienne, transport aérien et stratégie militaire s’en trouve renouvelée et continue de se conjuguer au fil des évolutions en matière de technologies visuelles et de vol5 (fig. 3). Lors du premier conflit mondial, une nouvelle étape est franchie. La reconnaissance aérienne, qui se fait désormais par avion, « s’impose comme science de guerre d’intérêt majeur6 » au point de devenir une véritable industrie. Au milieu de la Première Guerre mondiale, les forces armées françaises produisent plus de 10 000 images aériennes par nuit7. Déterminantes durant les conflits du siècle passé, les vues aériennes continuent de s’imposer aujourd’hui comme outil de reconnaissance et de destruction ciblée, comme en témoignent les guerres menées par drones et satellites qui produisent un flux ininterrompu de données numériques, de vidéos et autres visualisations8.
De la vue aérienne à l’image verticale
Rendant compte de sa complexité historique et épistémologique, Paula Amad souligne « la plasticité de la vue aérienne14 ». La chercheuse plaide pour une analyse de la vue d’en haut qui dépasserait les discours utopiques ou dystopiques qui jalonnent son histoire. Les vues aériennes ne sont pas vouées au progrès ou à la domination, à la beauté ou au contrôle, à la science ou à la guerre, mais sont bien déterminées par le contexte dans lequel elles sont produites, comprises et utilisées.Dans ce Dossier, la plasticité de la vue d’en haut est au cœur d’une réflexion sur son rôle dans la production de savoirs militaires et scientifiques, ainsi que dans des stratégies d’assujettissement ou, au contraire, de résistance politiques. La notion d’image verticale nous semble un outil précieux pour réunir un ensemble de textes qui appréhendent cette plasticité et la discutent dans une perspective critique. Mieux que celle, générique, de vue aérienne, l’expression associe le point de vue en surplomb et les hiérarchies politiques qui le définissent : l’image verticale articule rapports de domination et arrangements spatiaux et visuels spécifiques. De la sorte, elle invite à penser les interactions entre les épistémologies des vues aériennes, les liens politiques complexes entre le haut et le bas qu’elles impliquent et la matérialité de leur production et de leurs effets.
Notre utilisation de la notion est inspirée des travaux de la spécialiste des médias Lisa Parks, et plus particulièrement de son dernier ouvrage, Rethinking Media Coverage. Vertical Mediations and the War on Terror15. Fruit d’une réflexion sur les drones, les infrastructures médiatiques et militaires et la notion de verticalité, Parks y propose un cadre conceptuel permettant de problématiser toute technologie, image, discours, pratique ou infrastructure impliqués dans ce qu’elle appelle le « champ vertical ». Celui-ci comprend l’air, le spectre électromagnétique et les différentes orbites de la Terre et est avant tout défini comme un territoire disputé. Il est traversé par des luttes qui reposent sur un enjeu central : « contrôler l’orbite, l’air et le spectre revient à contrôler la vie sur Terre16. » Dans l’analyse de Parks, les multiples représentations depuis ou du champ vertical jouent un rôle crucial, car elles traduisent ce qui s’y passe et attirent l’attention sur les relations de pouvoir qui s’y nouent17.
Nourrie par ces réflexions, notre démarche conçoit les images verticales comme une catégorie à valeur heuristique et exploratoire plus qu’elle n’en propose une définition aux contours arrêtés. Cette notion se veut ainsi profondément intermédiatique, capable de mettre en évidence la multiplicité des supports sur lesquels se déploie la vision en surplomb. Loin d’être limitée à la photographie aérienne, une image verticale peut être carte, dessin, visualisation digitale, plan, image vidéo ou télévisuelle. Elle peut être produite par un crayon ou un pinceau, un satellite, un drone, des outils d’architectes, un programme informatique, un microscope. Se saisir de l’image verticale, c’est poser un certain regard sur les vues aériennes, un regard épistémologique qui porte une attention particulière à leur historicité, à leurs enjeux politiques et à leur matérialité. Guidées par la riche historiographie sur la vue d’en haut18, nous avons identifié trois dimensions constitutives des images verticales : leur mode de vision, l’engagement des corps qu’impliquent leur production, leur utilisation et leurs effets et, finalement, leur infrastructure matérielle et technique.
L’opacité de l’image verticale
Sur une photographie de la Deuxième Guerre mondiale prise dans le village anglais de Benson, à moins de vingt kilomètres d’Oxford, un pilote canadien de reconnaissance aérienne examine une mosaïque d’images des docks de Hambourg à l’aide d’une loupe (fig. 5). Cette photographie éclaire deux aspects centraux de l’image verticale : la difficulté de sa lecture et son caractère construit. Le pilote semble avoir du mal à lire une image riche en informations, mais qui demande une attention redoublée et des instruments de lecture. Les vues verticales ne rendent en effet pas compte des reliefs de l’environnement bâti ou naturel, alors que la pluie, les nuages ou l’obscurité de la nuit complexifient l’extraction d’une information utile et mobilisable, ceci sans oublier, dans un contexte de guerre, les stratégies de camouflage que déploie l’ennemi. Par ailleurs, le document est remanié, découpé, agrandi : il n’impose en aucun cas l’évidence du visible à son regardeur. En d’autres termes, les vues aériennes sont opaques. Ce constat va ainsi à l’encontre des qualités traditionnellement associées aux vues d’en haut, conjuguées avec les valeurs dominantes de la modernité occidentale : progrès, objectivité scientifique, neutralité des documents visuels, pouvoir panoptique et omniscient19.Dans ce numéro, Lars Nowak revient sur la difficulté de la lecture des images verticales en étudiant la carrière de deux femmes interprètes de photographies de reconnaissance militaire au sein de l’armée de l’air britannique durant la Deuxième Guerre mondiale. Nowak témoigne des compétences professionnelles et de l’organisation du travail spécifique que nécessite la lecture de ces images « difficiles à déchiffrer22 ». L’article relève par ailleurs que le savoir produit par ces images s’inscrit dans des dynamiques de travail genrées. Largement effectué par des femmes, le travail d’interprétation des photographies de télédétection durant la guerre est caractérisé par son invisibilité, que ce soit dans l’historiographie ou au moment où il était effectué. Ce constat est d’ailleurs aussi vrai pour les nombreuses expertes en matière de traitement et analyse de données radar durant le second conflit mondial23 (fig. 6).
L’opacité de la vue verticale ne se résout pas avec l’introduction des technologies numériques. À ce sujet, Esther Stutz analyse les processus complexes de production des photographies actuelles de Mars. La chercheuse décrit les multiples interventions, expérimentations et manipulations qui jalonnent ces processus, à l’instar de la colorisation des images afin qu’elles soient lisibles pour l’humain et mobilisables à des fins scientifiques et/ou esthétiques. Ce faisant, l’article montre comment la connaissance de la lointaine planète rouge se construit dans une dialectique intime avec les conditions terrestres, que ce soit la biologie humaine, la luminosité, le niveau technologique, les représentations culturelles ou encore l’édification sur Terre de terrains d’expérimentation des appareils utilisés sur Mars.
L’engagement des corps
La photographie du pilote et celle des expertes de radar (voir fig. 5 et 6) mettent en évidence une autre composante essentielle de la vue verticale : l’engagement des corps. L’image des femmes œuvrant à la création d’une carte aérienne signale une division sexuée du travail qui a tout à voir avec la construction sociale et politique des corps. Les deux clichés indiquent par ailleurs la relation intime entre humain et machine : l’œil discipliné du pilote se prolonge par une loupe ; les opératrices créent de la connaissance en interaction avec les appareils dont elles sont entourées. Ainsi, à rebours de l’idée d’une image strictement technique et neutre, la vue aérienne est en réalité « charnelle », dans le sens où des corps de chair et d’os, au vécu et au statut social spécifiques, interviennent au moment de sa production, de son interprétation, mais aussi quand il s’agit de l’utiliser à une fin définie.L’étape de prise de vues s’avère en effet historiquement risquée pour ceux chargés de cette tâche : le danger est important quand les technologies de vol sont expérimentales ou quand une guerre fait rage aussi bien au sol que dans le ciel. Mais ce sont également des corps qui subissent ou bénéficient des effets des vues aériennes. L’image prise du ciel exerce un pouvoir sur les êtres qu’elle dévoile, invisibilise, sauve ou blesse, voire qu’elle tue – un pouvoir que Peter Adey qualifie avec Michel Foucault de « biopolitique24 ». Or, les corps qui habitent les images prises depuis les airs apparaissent sous la forme de points minuscules, voire indiscernables. La question de leur présence ou de leur absence entre en résonance avec le débat contemporain sur l’usage de drones en contexte de guerre. Plusieurs spécialistes se revendiquant des épistémologies féministes, post-humanistes et postcoloniales dénoncent en effet les discours des gouvernements occidentaux au sujet de la « guerre propre » que serait censé assurer l’usage des drones. Pour contrer ce récit dominant, ils et elles s’attachent à dévoiler les conséquences de la guerre par drones sur la chair et les corps racisés des personnes prises pour cibles, blessées, tuées, en deuil ou terrifiées25. Contre ce processus d’invisibilisation et de racialisation des victimes des drones, des initiatives artistiques éclosent, à l’instar de ce graffiti dans les rues de Sanaa où un enfant interpelle un drone états-unien : « pourquoi as-tu tué ma famille ? » (fig. 7) ; contre-point « du bas » à l’image-cible désincarnée produite par le drone.
Dans leur contribution respective, Serge Reubi et Linda Garcia d’Ornano posent la question de la présence des corps dans les images prises du ciel. En étudiant l’usage de la photographie aérienne par les sciences humaines et sociales dans les colonies françaises de l’entre-deux-guerres, Serge Reubi montre notamment comment ces pratiques participent à silencier les populations locales. Reubi insiste en effet sur la division qu’opère la photographie aérienne dans le contexte colonial entre, d’une part, la subjectivité reconnue des photographes et des pilotes – colonisateurs – et, d’autre part, le statut d’objets photographiés des peuples et territoires colonisés. Or, cette division correspond aux pratiques et aux visions des militaires sur le terrain, avec lesquels les scientifiques collaborent à différents niveaux. L’article de Reubi revient ainsi sur l’alignement des intérêts de l’armée et des scientifiques en matière de photographie aérienne et inscrit de la sorte ses usages dans des logiques coloniales et impériales.
Linda Garcia d’Ornano s’intéresse pour sa part aux images publiées par une revue militaire française durant la guerre d’Indochine. Son article montre que, si les photographies aériennes – qui matérialisent la supériorité technique de l’armée française – ne contiennent que rarement des figures humaines, elles sont en revanche associées à des portraits ou à des photos de groupes. Les corps qui accompagnent les vues aériennes ne sont toutefois pas n’importe quels corps, mais ceux des soldats français et des autochtones ralliés à leur cause ou jugés « inoffensifs », à l’instar des femmes et des enfants. L’ennemi demeure quant à lui invisible, caché dans les forêts qui remplissent les vues prises du ciel. À la fin de la guerre, ces vues dévoilent aussi les dégâts de batailles perdues et s’accompagnent d’images de corps blessés de soldats français, oscillant ainsi entre symbole d’héroïsme et témoignage de la défaite.
Les images verticales en tant qu’infrastructures
La troisième dimension primordiale à l’analyse des images verticales est celle de leurs infrastructures. En tant qu’historiennes des médias sensibles au « tournant infrastructurel » des media studies, nous aimerions insister sur les croisements significatifs qui existent entre l’histoire des vues aériennes et celle des infrastructures médiatiques au sens large26. Une approche médiatique permet de mettre en évidence la manière dont ces images circulent, passant du militaire au civil, des colonies aux métropoles, des pratiques de reconnaissance au spectacle de masse. Mais elle implique également de s’intéresser à la pluralité des supports, techniques et réseaux matériels qui les produisent, aident à les interpréter ou constituent le véhicule de leur circulation. En cela, l’approche médiatique incite à dépasser une histoire de l’infrastructure des vues aériennes dominée par celle de la photographie prise depuis des avions et à la revisiter en portant une attention particulière à la diversité des dispositifs médiatiques.À ce sujet, la coupe du bateau négrier Brookes est une image verticale très connue, mais rarement analysée dans le cadre d’une histoire des vues d’en haut (fig. 8). Cette gravure de 1789 montre un plan de l’agencement spatial des corps des esclaves dans le navire. Elle a été utilisée par les élites blanches abolitionnistes pour dénoncer le traitement inhumain que les esclaves subissaient lors des traversées de l’Afrique vers le Nouveau Monde. Offrant « une archive de la surveillance et de l’esclavage27 », elle est complexe, car le regard depuis le haut sur les corps violentés demeure un regard dominant, celui d’instances blanches. Dans ce sens, l’image reproduit les rapports de pouvoir structurant ce même marché esclavagiste qu’elle vise à démanteler. Mais la gravure évoque également la troisième composante de l’image verticale : son caractère infrastructurel, à savoir sa consubstantialité avec de larges réseaux techniques. Cette image est en effet indissociable de la matérialité du navire – dont elle représente l’architecture froidement géométrique et rationnelle – et de son ancrage dans le grand réseau technique et économique du commerce triangulaire. Les corps, le bateau et le plan détaillé ne prennent sens que s’ils sont analysés comme résultant de l’enchevêtrement d’une organisation géopolitique, institutionnelle et technologique. Ainsi, cette gravure – même si elle questionne les limites de la notion d’image verticale – renvoie aux enjeux à la fois politiques et matériels des images analysées dans ce Dossier.
Également dans la rubrique Collections, Noemi Quagliati revient sur l’histoire matérielle de la photographie aérienne et de ses liens avec l’aviation et la guerre. Sa contribution décrit plusieurs types d’appareils photographiques datant des premières décennies du XXe siècle conservés au Deutsches Museum de Munich. L’auteure y montre, par exemple, que les pigeons munis d’appareils, dont l’usage est connu pour son caractère insolite, sont en fait très peu fiables et ne possèdent pas les qualités que l’on cherchera à donner aux systèmes de prise de vue aérienne. À travers une analyse fine des appareils exposés et des politiques muséales, la chercheuse souligne le caractère hybride des dispositifs étudiés – à la croisée de la photographie et de l’aviation – tout en esquissant une histoire de la perception sociale de la vue aérienne que les choix curatoriaux et de conservation traduisent.
Dans une perspective d’histoire des médias, Ghislain Thibault rappelle quant à lui que l’espace aérien est un axe historique de communication en analysant le cas spécifique des « paper bullets », ces tracts de propagande lâchés depuis les airs durant de nombreux conflits militaires depuis la fin du XIXe siècle. L’article s’intéresse aux « infrastructures, techniques et informationnelles, permettant la production et la distribution des tracts aériens » et met en évidence « la juxtaposition des infrastructures servant à la fois au combat et à la communication »28. Thibault montre en outre comment le largage de tracts repose sur des modes particuliers de distribution et de réception de l’information qui préfigurent certaines caractéristiques des médias de masse, notamment dans leur conceptualisation du public visé. Finalement, le chercheur dévoile la manière dont ces flyers eux-mêmes participent à la circulation des vues aériennes quand celles-ci sont reproduites sur les « balles de papier », dans une mise en abyme de l’image verticale.
Appropriations et résistances
En définitive, réfléchir à l’histoire de l’image verticale revient à analyser les constellations multiples entre l’humain, la machine et les visualités qui les caractérisent ainsi que leurs effets dans des conditions historiques données. Ces éléments produisent les politiques de la vue aérienne, soit la manière dont celle-ci agit au sein de dynamiques de pouvoir historiquement situées et par ailleurs très diverses, comme le montrent les contributions du numéro. Les images verticales participent à soutenir des régimes politiques aussi bien dans des contextes de guerre que dans le cadre de la recherche scientifique ou de la gouvernance étatique en temps de paix. Mais, bien qu’elles soient souvent un outil du pouvoir hégémonique, les images aériennes, d’une part, ne sont pas toutes-puissantes et, d’autre part, peuvent être mobilisées à des fins de résistance civile29. Dans notre Dossier, deux articles et un entretien en témoignent.À la croisée des recherches contemporaines sur les drones et des Animal Studies, la contribution de Pauline Chasseray-Peraldi propose une étude de cas dans laquelle les seules images verticales visibles sont celles produites « par le bas ». Elle analyse les images prises en 2019 par des Gilets jaunes en France, qui documentent une lutte aérienne entre des goélands et des drones de surveillance policière. Largement diffusées sur les réseaux sociaux, les images détournées des vidéos de ces rencontres inattendues deviennent rapidement le symbole du combat contre le pouvoir étatique, et viennent signifier l’alliance de la nature avec les manifestants contre la domination policière. Comme le souligne Chasseray-Peraldi, cette rencontre produit cependant des images verticales « manquantes » : aussi bien la vue depuis le drone que le regard du goéland restent inaccessibles. Cependant, tandis que l’image de surveillance demeure hors de portée des manifestants, l’image du goéland ouvre un interstice d’où peut émerger la lutte collective et ses représentations symboliques.
L’étude présentée par Adrian Zakar s’intéresse quant à elle aux interactions complexes entre photographie aérienne et cartographie dans la Syrie de l’entre-deux-guerres sous mandat français. Durant les années 1920, la cartographie constitue en effet un outil pour les guérillas menées contre l’occupant français, celui-ci misant sur sa supériorité technique, en particulier dans le domaine de l’aviation. Afin de contrer la surveillance aérienne, les résistants dessinent des croquis qui indiquent par exemple les zones où il est impossible d’être vu depuis les airs. Mais Zakar s’attache à montrer que la cartographie ne se résume pas à un outil de résistance. Elle est au cœur de relations historiques plurielles qu’entretient le Moyen-Orient avec les puissances européennes ; elle est un outil d’administration impériale maîtrisé par les élites ottomanes ; elle se propage dans la sphère civile pour devenir un objet quotidien. Dans le même sens, la photographie aérienne n’est pas seulement mise au service de la guerre coloniale, mais devient également, pour le mandat français, un moyen de gouverner les ressources de la Syrie post-ottomane, notamment archéologiques et hydrauliques.
Le dernier texte du Dossier est un entretien que nous avons réalisé avec Charles Heller de Forensic Oceanography. Forensic Oceanography, un projet qui émane de l’agence Forensic Architecture, a été fondé en 2011 par Charles Heller et Lorenzo Pezzani dans le but de documenter les violations des droits humains dont sont victimes les personnes migrantes traversant la Méditerranée pour atteindre l’Europe. À cette fin, Forensic Oceanography s’approprie les nombreuses images verticales – images satellitaires, de surveillance, thermiques, cartographiques – produites par des acteurs commerciaux et étatiques pour documenter les régimes de violence qui structurent cet espace maritime, le transformant en un espace létal pour des milliers de personnes qui ont tenté de le traverser. Dans cet entretien, Charles Heller explique les méthodes de travail interdisciplinaires du collectif et introduit deux notions clés pour le cadrage théorique de leurs investigations : celle du régime esthétique des frontières et celle de la violence liquide. Clôturant le Dossier, la conversation ouvre des perspectives vers un travail à la croisée de l’investigation journalistique et de la pratique artistique où se déploient, à une fin critique, plusieurs dimensions de l’image verticale.
Nous aimerions conclure notre parcours par un tableau de l’artiste américano-pakistanaise Mahwish Chishty. Dans cette peinture appartenant à la série Drone Art, Chishty s’approprie des techniques des arts folkloriques pakistanais pour donner à voir, depuis le haut, les Reaper et Predator américains (fig. 9). À travers leur expression colorée, les œuvres de Chishty font coexister deux visions alternatives sur la guerre des drones. La première ne donne pas à voir la vue depuis le drone mais sur le drone. La seconde présente cette machine de guerre comme un engin porteur de joie et de vie plutôt que de terreur. La menace de la mort qui plane dans les airs est domestiquée et transformée en expérience esthétique, sans que toutefois l’horreur fondamentale du regard divin couplé au tir de précision ne soit niée. Dans ses tableaux, l’artiste fait converger les réalités sinistres de la guerre des drones avec un geste de réappropriation qui laisse apparaître ce qui est étranger et lointain comme « familier et intime31 ». La critique de l’impérialisme états-unien au Pakistan, exprimée au travers de pratiques artistiques locales, perturbe ainsi la verticalité des rapports de force qu’implique la guerre par les airs. C’est dans cette tension entre haut et bas, visibilité et invisibilité, domination et résistance, que se déploient in fine les politiques de l’image verticale, dont ce numéro souhaite fixer une trace.
L’introduction présente la notion d’image verticale qui constitue le coeur de ce dossier. L’histoire des vues aériennes est caractérisée par la multiplicité de leurs usages et des significations qui leur ont été associées. Les contributions réunies ici interrogent cette plasticité et son rôle dans la production de savoirs militaires et scientifiques, ainsi que dans des stratégies d’assujettissement ou de résistance politiques. Catégorie à valeur heuristique et exploratoire, l’image verticale articule hiérarchies politiques et arrangements spatiaux et visuels spécifiques. Elle encourage à porter attention à l’historicité, aux enjeux politiques, à la matérialité et à la multiplicité des supports sur lesquels se déploient les vues aériennes. Cette introduction discute trois de ses dimensions : son mode de vision, l’engagement des corps qu’implique sa production, son utilisation et ses effets et, finalement, leur infrastructure matérielle et technique.
Marie Sandoz est doctorante en histoire à l’université de Lausanne. Sa thèse fait l’archéologie de la télévision satellite en Suisse. Elle a publié dans Histoire+Informatique, Études de Lettres et A Contrario et contribué à l’ouvrage History of the International Telecommunication Union (ITU). Transnational techno-diplomacy from the telegraph to the Internet (DeGruyter, 2020).
Anne-Katrin Weber est historienne de la télévision et membre du comité éditorial de Transbordeur. Elle a co-édité La Télévision du téléphonoscope à Youtube. Pour une archéologie de l’audiovision (Antipodes, 2009) et a publié plusieurs numéros de revue, dont « La Guerre des drones » (A Contrario, 2019). Ses articles sont notamment parus dans Grey Room, Necsus ou encore Relations internationales.
Mots clés : vues aériennes, histoire des médias, verticalité, intermédialité, infrastructures
Référence : Marie Sandoz, Anne-Katrin Weber, « Introduction. Pour une histoire matérielle et intermédiatique de l’image verticale », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 6-17.